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SOCIOLOGIE DU TRAVAIL
SOCIOLOGIE DES MOUVEMENTS SOCIAUX
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Par Anne-Sandrine
CASTELOT
Université de Nantes, Département de sociologie,
Droits de
reproduction et de diffusion réservés ©
LESTAMP -
Association, 2005
annesandrinecastelot@free.fr
Étude
d’une pratique syndicale chez des ingénieurs et des
cadres
Ce travail est le résultat de recherches
menées sur la pratique syndicale d’ingénieurs et de
cadres dans une entreprise de haute technologie de la
région nantaise. Cette entreprise fait partie d’un
groupe international, leader dans son domaine
d’activité, qui en France emploie 120 000 salariés.
L’établissement étudié est constitué de 80% d’ingénieurs
et cadres, 15% de techniciens et 5% d’ouvriers et
administratifs. La particularité de cette entreprise est
la forte proportion d’ingénieurs et cadres dans ses
structures au détriment des autres catégories, qui à
force de restructurations de l’activité et de plans de
licenciements sont mis aux marges. Le choix industriel
des dirigeants du groupe est la fin de la production en
France, au profit de la recherche et du développement.
Activité réservée aux ingénieurs et cadres.
Cette option industrielle pose de nombreuses questions
aux salariés.
Les ingénieurs et cadres ne se voient plus constituer
une catégorie de salariés particulière, mais constituer
la catégorie principale des salariés de l’entreprise.
Ils ne constituent plus une entité singulière dans le
paysage sociologie de l’entreprise. Leur distinction se
manifeste non plus au niveau catégoriel, mais par leur
centre de formation. Il y a ceux issus du sérail des
grandes écoles, de simples écoles d’ingénieurs et enfin
l’ensemble des ingénieurs issus de formations autres,
qui leur donne le titre «d’ingénieurs maison».
Bien que tous détenteurs du titre d’ingénieurs, une
distinction symbolique s’opère entre eux.
Ils sont au centre de contradiction. D’un côté, ils
représentent pour l’entreprise, au niveau de son image,
un gage de qualité, de sérieux, d’innovation et d’esprit
d’entreprise. D’un autre côté, ils sont englués dans une
réalité contraignante d’entreprise avec ses lourdeurs
hiérarchiques et ses incohérences. Ils perçoivent
fortement l’empreinte de l’entreprise dans leur pratique
professionnelle. L’entreprise construit identitairement
les ingénieurs et cadres en les confrontant à la réalité
du travail au sein d’une structure et d’une pratique.
C’est l’entreprise qui leur donne vie en leur affectant
un statut, un rôle, et en les positionnant par rapport
aux autres acteurs.
Face à ce constat, nous nous sommes interrogée sur les
moyens d’expression et d’existence individuelle dont
disposaient les ingénieurs et cadres dans ce collectif
qu’est l’entreprise. L’engagement syndical nous semblait
une des façons de se singulariser, de servir l’identité
professionnelle des ingénieurs et cadres. C’est
pourquoi, nous nous sommes attachée pendant cinq ans à
suivre les réunions hebdomadaire d’une section CFDT, de
suivre les militants dans leurs actions, être au plus
près de leurs activités syndicales dans l’établissement
nantais, au niveau du siège parisien de l’entreprise et
du groupe, qu’au niveau des regroupements de l’ensemble
des sections CFDT du groupe en France etc.
Cette approche ethnologique de l’activité syndicale en
entreprise, nous a permis d’étudier le processus par
lequel des ingénieurs et des cadres s’engagent dans
cette voie afin de se construire une identité qui les
satisfassent, mais aussi qui soit en adéquation avec
leur univers professionnel. Par l’intermédiaire, du
portrait de Michel, nous observerons l’ensemble des
mécanismes qui amène les ingénieurs et les cadres à
sympathiser, adhérer et s’engager auprès d’un syndicat,
tout en soulignant la singularité de leur mode de
militance.
Michel : renaître en militant
Michel, ingénieur d’école occupe à Alcatel un poste
de responsable d’équipe. Issu d’un milieu modeste, son
père est ouvrier, sa mère femme au foyer, il a connu
l’ascension sociale par l’école. Il a fait
«centrale ». Il a commencé sa carrière d’ingénieur
en allant installer à l’étranger des implantations au
début des années quatre-vingts. Il partait pour des
missions d’une durée d’une semaine à plusieurs mois. Au
fur et à mesure, il a gravit les échelons pour devenir
responsable d’équipe. Statutairement, il fait parti de
la catégorie des cadres supérieurs, il est ingénieur III
B.
Il arrête de voyager pour se sédentariser sur Nantes,
afin de se rapprocher de sa famille. Il est originaire
de la région nazairienne. Son père était ouvrier aux
chantiers de l’Atlantique. Parallèlement, il constate
une détérioration des conditions dans lesquelles son
équipe et lui partent en mission. Les conditions de
départ sont de moins en moins avantageuses, ils n’ont
plus l’assurance à leur retour d’occuper leur place
précédente. « Tu partais pour un mois, deux ou trois
mais tu ne savais pas ce qui t’attendait au retour, à
force c’est épuisant cette instabilité, et puis tu rames
pour constituer une équipe, c’est bien tant que tu n’as
pas de famille, mais quand tu t’installes les gars ils
veulent plus partir, et puis ils veulent savoir à quelle
sauce ils vont être mangés, et y a des pays comme le
Pakistan où la boite refusait que les familles
s’installent, comme en Russie, c’est pas évident, tu
pars pendant six mois quand tu reviens t’es
déconnecté… »
Au nom de la stabilité familiale et professionnelle,
afin de garder ses acquis il profite d’un redéploiement
des établissements de province pour être muté sur
Nantes. Il est responsable d’équipe dans un service de
recherche et développement. Rapidement, il s’aperçoit
que son département est un alibi, qu’il est dans «un
placard doré mais un placard quand même». Il
supporte de moins en moins les dissensions entre les
différents niveaux hiérarchiques. Il développe un
sentiment d’inutilité, de frustration, d’injustice. Il a
l’impression d’être transparent pour l’entreprise, à qui
il a donné son temps sans compter quand il était en
mission ou les préparait. Maintenant, il a le sentiment
d’être un pion avec lequel on joue. « Tu sais quand
tu es à 5000 kilomètres du siège et qu’t’as un problème,
tu assumes, tu te débrouilles tu t’adaptes et puis quand
tu as les responsabilités d’une équipe, tu ne dois pas
flancher…Quand y a une décision à prendre, tu ne fais
pas un formulaire en quinze exemplaires, mais tu agis
rapidement … c’est souple et t’es surtout
autonome, sans tout le chichi hiérarchique… »
La confrontation à la réalité d’une structure est
difficile pour Michel, qui se questionne sur les raisons
de sa mise à l’écart. « Certes, j’uis pas facile,
mais bon faut pas déconner quand tu bosses tu peux pas
faire le contraire et l’inverse de tous … On n’occupe
pas les gens pour les occuper il faut leur donner un
objectif, et le maintenir… Évidemment,
j’ai râlé, ils ont pas aimé, et bien t’en pis… Dés que
tu prends une initiative qui sort du cahier des charges
ou des procédures établies, tu te fais rouspéter comme
un gamin, ca va y a des limites, on n’est pas des gosses
ni des bœufs… »
« Tu peux dire tout ce que tu veux c’est comme pisser
dans le désert, ça sert à rien, tu t’épuises, tu te
soulages momentanément…Ils font comme ils ont décidé
même s’ils vont dans l’mur, et qu’après ils font ce que
t’avais préconisé, c’est comme ça eux ils savent, toi
non… »
Le mépris de son savoir de ses compétences, pas qu’à son
encontre mais aussi celle de son équipe l’amène au fur
et à mesure à prendre de la distance avec son travail,
de moins en moins s’impliquer. Cette mesure défensive
lui permet de vivre de manière moins passionnelle les
déceptions et revers professionnels qu’il subit. « A
un moment y en a marre faut qu’tu protèges»
Il recherche au sein de l’entreprise un moyen
d’exister pour ce qu’il ait un ingénieur avec un certain
savoir-faire, des compétences et une qualification.
L’entrée en militance répond à un processus
d’apprentissage. Michel n’est pas devenu un militant
syndical à partir du moment où il a décidé de côtoyé,
puis de prendre une carte à la CFDT. Il avait une
certaine connaissance de l’activité syndicale par son
père qui était syndiqué à la CGT. « J’ai toujours été
intéressé par ce que faisaient les syndicats, mais
j’suis venu à la CFDT car c’était le syndicat le plus
proche de mes positions » Il a été courtisé par la
CGC. « Je ne voyais pas
pourquoi aller vers eux ils ne font rien de
constructifs… ils suivent le patron, c’est pas ça être
syndicaliste »
Dans un premier temps, Michel a fait parti des
sympathisants. Le réseau des sympathisants exerce
un rôle primordial dans le mode d’implication des
ingénieurs et cadres dans l’action syndicale. Beaucoup
hésitent à montrer ouvertement leurs opinions. Par le
truchement des cercles de sympathisants, ils expriment
leurs opinions et positions auprès de la section. Leur
engagement se mesure aussi dans le soutien qu’ils
apportent aux élections et différentes manifestations
organisées par la section. De même, le réseau est un
relais non négligeable dans la collecte d’informations
et distribution de celle-ci. Le mode de fonctionnement
de la section est sécurisant pour les nouveaux venus,
puisqu’elle fonctionne sur le mode de l’entre soi.
L’entre soi au nom d’être qu’entre ingénieur et cadre
syndicaliste mais aussi dans l’intimité d’un lieu non
accessible à la direction. L’entre soi se n’est pas que
son semblable c’est aussi l’intimité partagée.
Après cette phase d’observation, Michel va sauter le pas
et prendre sa carte. Autre particularité de la section,
elle ne développe pas de démarche agressive vis à vis
des nouveaux adhérents se sont eux qui viennent à elle.
Michel était prêt pour donner une visibilité à son
engagement. Cet engagement il l’accompagne en étant sur
les listes des élections pour le comité d’entreprise et
les délégués du personnel, en position non éligible.
Après avoir fait sa place au sein de la
section , mais aussi auprès de ses collègues.
Pour obtenir l’adhésion de ses pairs, Michel se doit
d’être reconnu comme professionnel, c’est-à-dire pour
ses compétences et ses qualifications. CE qu’il a fait
dans l’entreprise.
Michel est rentré dans l’action syndicale comme s’il
entamait une deuxième
carrière. Il a fait ses classes ou il a
appris à maîtriser l’ensemble des fonctionnements des
différentes structures puis il s’est présenté en
position éligible en tant que trésorier puis secrétaire
du comité d’entreprise. Il a développé ses activités
syndicales autour du comité d’entreprise.
Il dirige le comité d’entreprise comme si c’était son
département. Il a fixé des objectifs sur deux afin de
présenter un bilan aux prochaines élections. Sa gestion
des activités, finances et du personnel du comité
d’entreprise lui permet d’être reconnu en tant que
manager, qui rationalise et modernise le comité
d’entreprise pour les usagers. Parallèlement, sa
connaissance des cadres de direction lui permettait dans
les échanges avec ceux ci lors des comités d’entreprise
de parler le même langage, ce qui avait pour avantage
d’éviter tous quiproquo mais surtout de tenir tête en
des termes policés comme il se doit de le faire. De
même, il est capable de traduire le discours patronal et
de lire leurs attitudes ou intentions.
L’ensemble de ces qualités donne une autre tournure à
l’action syndicale, qui se complète avec une préparation
des dossiers comme dans le cadre de conduite de projet.
La direction à face à elle, une personne qui parle le
même discours qu’elle, évolue dans le même univers.
Michel brigue au bout de trois ans d’action syndicale le
mandat de secrétaire du CCE, instance qui a le plus de
pouvoir auprès de la direction et qui peut s’opposer à
la direction. Endossant cette responsabilité, il risque
d’être assigné en justice lors des bras de fer qui
oppose le CCE et la direction. Il retrouve l’entière
particularité de son statut d’ingénieur dirigeant, tout
en étant au service de l’entreprise non plus du point de
vu du patron, mais des salariés. Il est utile, au centre
et reconnu par les salariés pour son action. Son
militantisme donne une autre vision de l’engagement
syndical et de sa conduite mais permet à une catégorie
de salariés d’exister sur ce terrain, qui ne lui était
pas ouvert. Grâce, à cet engagement Michel a retrouvé
une raison de travailler et d’exister.
Par Anne-Sandrine
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