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Pierre
CAM
Sociologie - Droit du Travail,
LESTAMP - Université de Nantes
http://historial.univ-nantes.fr/annees2000_02.html
Depuis son origine, le
capitalisme n’a cessé
d’alimenter des luttes
collectives et des conflits
individuels qui sont au
fondement de ce qui a peu à peu
constitué le droit du travail.
L’analyse de l’évolution de ce
droit est l’un des moyens dont
dispose le sociologue pour
comprendre l’ampleur des
transformations que le
capitalisme fait subir aux
communautés et aux sociétés, et
appréhender les différentes
ruptures au sein de ce
mouvement. Pour reprendre la
thèse de Durkheim, le droit est
le symbole visible des formes
que prend l’organisation sociale
dès lors qu’elles atteignent un
certain niveau de stabilité
(Durkheim, 1994). Ce que montre
l’étude du droit du travail,
c’est d’abord que le lien
salarial n’a eu cesse de se
transformer au fur et à mesure
que le capitalisme inventait de
nouveaux modes d’organisation du
travail – taylorisme,
fordisme, post-fordisme, et
qu’il se développait entraînant
toujours plus avant les
individus dans son orbite.
Du côté de la subordination, la
dépendance économique et le
salaire au temps qui
caractérisaient les premières
organisations du travail ont peu
à peu laissé la place à des
formes plus lâches de domination
avec l’intégration d’un salariat
parfois moins contraint et
des formes de rémunération se
détachant peu à peu du temps de
travail. L’exercice de
l’activité chez ces nouveaux
salariés ne se fait plus sous
l’emprise directe des chefs -
petits ou grands – mais elle est
médiatisée par ce que les
juristes ont dénommé un
« service organisé »[1]. Quant à
précarité de la situation de
travail, qui a été longtemps
perçue comme le résultat de
l’aléa économique appelant des
solutions individualisées, elle
s’est peu à peu organisée pour
devenir un instrument
rationalisé de gestion du
personnel. Les stratégies des
grands groupes industriels ont
conduit dans la deuxième moitié
du 20e siècle à
instituer une précarisation des
collectifs de travail par le
biais de nouvelles politiques :
fusions, licenciements
collectifs, externalisations,
délocalisations, etc. Les
collectifs de travail sont
devenus ainsi des variables
d’ajustement.
Face à ces métamorphoses des
formes de la domination,
praticiens et théoriciens du
Droit ont dû inventer de
nouveaux concepts pour penser le
sort de ces collectifs pris dans
la tourmente des avancées de la
mondialisation. A une période où
certains sociologues parlaient
encore de la « culture
d’entreprise », les juristes ont
jeté les bases d’une typologie
de ces collectifs décomposés,
fusionnés, externalisés.
L’extériorisation de la main
d’œuvre et la marchandisation
des services en suscitant de
multiples conflits ont été un
terrain favorable pour
reformuler cette question qui
reste un point aveugle dans
toutes les théories
subjectivistes : Qu’est-ce
qu’un collectif de travail ?
Pour appuyer et prolonger ce
questionnement, on s’est
inspiré d’une enquête à la fois
qualitative et quantitative sur
les services « logistiques » des
entreprises, et leur
extériorisation. Le terme
« logistique » appliquée aux
entreprises désigne l’ensemble
des activités nécessaires à la
mise en relation entre un bien
« matériel » ou « immatériel »
et une demande, et ceci en temps
voulu.
Externalisation et
réappropriation des collectifs
L’enquête menée en collaboration
avec l’Observatoire régional des
transports sur
l’organisation des services
logistiques dans la Région des
Pays de la Loire a révélé des
niveaux très divers
d’extériorisation de ces
activités (Pierre Cam, 2000).
S’agissant de la logistique, on
emploie couramment les notions
de « prestation de service »
voire de sous-traitance. Ces
termes peuvent avoir des
significations diverses en droit
et les règles qui
s’appliquent aux prestataires de
service en cas de transfert
d’activité ou d’externalisation
sont très différentes selon que
l’on considère que cette
sous-traitance est un simple
marché ou qu’elle met en jeu une
véritable entreprise.
Le terme d’externalisation est
récent mais la réalité est déjà
ancienne. Elle date du début des
années soixante et va de pair
avec la vague des
restructurations qui marquent
l’entrée de la France dans le
marché commun. C’est d’abord la
navale qui expérimentera ces
nouvelles formes d’insécurité
collective. L’une des
conséquences de l’entrée de la
France dans le Marché commun a
été la diminution de l’aide
étatique à la Construction
navale. En 1960, cette aide
diminue de 10% puis de 15% en
avril 1961. Entre 1957 et 1964,
les différents Chantiers perdent
près de 10 000 emplois. On passe
ainsi de près de 40 000 salariés
à 29 000 salariés en moins d’une
dizaine d’années. De plus les
établissements se délestent
d’une partie de leurs activités
comme la mécanique, la fonderie
ou la menuiserie qui deviennent
des entités juridiquement
autonomes. Ainsi les Chantiers
de l’Atlantique perdront entre
1960 et 1968 près de 2000
salariés.
Dans un premier temps,
l’externalisation visait en fait
à délester l’entreprise mère
d’un certain nombre d’activités
annexes ou complémentaires en
constituant autant d’entreprises
autonomes et distinctes. Les
syndicats suivis en cela par les
inspecteurs du travail seront
les premiers à dénoncer ces
pratiques qui conduisent à une
désagrégation des collectifs de
travail et à un
dépérissement des institutions
représentatives. L’éclatement de
l’entreprise implique un
abaissement des seuils sociaux
qui entraîne inévitablement
l’effritement de la
représentation syndicale. Il
faut se rappeler que les petites
et moyennes entreprises
d’aujourd’hui sont parfois les
grandes entreprises d’hier, et
que les données statistiques
reflètent en ce domaine beaucoup
moins la réalité qu’un certain
état de la construction sociale.
La part des établissements de
200 salariés et plus a ainsi
fortement régressé dans
l’industrie durant les dernières
décennies du 20e
siècle passant de 54% en 1975 à
moins de 40% en 1996 alors que
les entreprises de moins de 50
salariés progressaient à un
rythme soutenu : de 23% à
45%[2].
Si les construction navale et
automobile ont été les premières
entreprises à mettre en place
ces stratégies, elles ont été
suivies depuis par beaucoup
d’autres : le textile, le BTP,
les entreprises de service, etc.
Face à cette délitescence
programmée et organisée, les
organisations syndicales ont
multiplié les recours en justice
pour obtenir le maintien des
collectifs et de leur
représentation. Ils ont été
suivis en cela par les
magistrats qui, dès le début des
années soixante-dix, ont
élaboré pour lutter contre ce
qui apparaît alors comme une
fraude le concept d’Unité
économique et sociale (J. Le
Goff, 2002). L’Unité économique
et sociale est une entité sui
generis qui regroupe le plus
souvent au niveau d’un site des
salariés de sociétés
juridiquement différentes et qui
se dotent d’institutions
représentatives communes.
Cette notion permet en allant
au-delà des apparences
juridiques d’une division en
sociétés distinctes de retrouver
ce qui fait l’essence d’un
collectif de travail – une
communauté de salariés oeuvrant
sous la domination d’un même
capital. Mais s’agissant du
collectif de travail, les
magistrats ne se contentent pas
uniquement d’une communauté de
statut, ils recherchent
également les éléments mettant
en évidence un système
d’interconnaissance comme la
circulation des salariés entre
les différents établissements
mais aussi un « passé d’actions
et de luttes communes »[3].
Cette jurisprudence audacieuse a
ainsi permis de recomposer les
collectifs de travail à partir
de leur unité de vie sur un
territoire plutôt qu’en prenant
en compte les frontières jamais
totalement « naturelles » de
l’entreprise.
Un « camaïeu juridique »
A partir des années
soixante-dix, se développe une
nouvelle forme
d’externalisation. Si la
première impliquait une
véritable « extériorisation »,
la seconde s’opère par un
remaniement en interne.
Certaines fonctions de
l’entreprise qui étaient
exercées jusque-là par du
personnel appartenant à
l’entreprise sont désormais
exercés par des prestataires de
service ou des entreprises
sous-traitantes. Cette nouvelle
forme d’externalisation vise des
activités comme le gardiennage
ou la maintenance informatique
ou le nettoyage des locaux voire
la manutention. L’entreprise
après avoir été dépecée, implose
désormais. C’est ainsi que le
salarié qui vous ouvre la
barrière à l’entrée de l’usine
peut appartenir à une entreprise
différente que celui qui vous
remet un badge après avoir
rentré votre nom dans
l’ordinateur, et différente
encore du gardien qui vous
accompagne jusqu’au bureau de la
direction (Filoche, 2004).
L’externalisation d’une partie
de l’entreprise ou d’un service
soulève la question du devenir
des salariés attachés à
l’activité extériorisée, en
particulier lorsqu’il n’y a pas
de lien juridique entre les deux
entreprises, telle une vente ou
une prise de participation. Dans
la perspective contractuelle qui
est celle du Droit français où
le salarié n’est pas attaché à
son entreprise mais à la
personne de l’employeur, la
cession d’une activité devrait
entraîner « naturellement » le
licenciement de tous les
salariés attachés à cette
activité. Or tel n’est pas le
cas.
Il existe en effet dans le code
du travail l’article L.122-12
alinéa 2 du Code du travail
qui impose aux « entreprises »
en matière de transfert, de
regroupement ou de
sous-traitance de certaines
activités, de conserver le
collectif de travail. Cet
article issu d’une loi du 19
juillet 1928 constitue une
véritable exception dans le
contexte fortement
individualiste qui sert
d’arrière-plan aux relations du
travail en France. Après la
guerre, certains juristes comme
Paul Durand ont cru voir dans
cette loi l’amorce d’une théorie
de la communauté de travail
proche du Droit allemand et
propre à jeter les bases d’une
nouvelle approche de
l’entreprise (Supiot, 1994).
Cette loi trouve en effet comme
son origine dans le Droit
allemand. Elle est le fruit
d’une tentative d’harmonisation
du droit de l’Alsace lorraine
d’inspiration germanique et du
droit français. Elle a été
portée en particulier par
François de Wendel. Il s’agit
pour les grands groupes
industriels de trouver un
compromis lors des achats et des
ventes d’entreprise(Gaudu,
2004).
La multiplication des
externalisations des activités
de service a conduit à un
contentieux extrêmement
important sur les bases de cette
loi. Les juges ont eu à trancher
la difficile question de savoir
ce qu’il fallait entendre par
« entreprise » puisque le
collectif de travail n’est
protégé que si le transfert
concerne une « entreprise ». Les
solutions apportées à ce
problème durant les trois
dernières décennies n’ont cessé
de varier. Très rapidement les
magistrats se sont heurtés au
fait de savoir ce qu’il fallait
mettre sous le terme d’activité
économique. La restauration
collective et le gardiennage
sont-elles une activité
économique au même titre que la
menuiserie pour la Construction
navale. Ce faisant, ils ont
renoué avec ce qui constitue une
sorte de point aveugle dans la
théorie classique de
l’entreprise.
L’économie capitaliste repose
sur une vision normative de
l’entreprise : ce qu’elle est et
ce qu’elle doit être pour être
efficiente. Ce n’est sans doute
pas un hasard si, dès le début
de son ouvrage sur la richesse
des Nations, Adam Smith prend
comme exemple une entreprise
d’épingles ( Adam Smith, 1991).
Pour Smith le travail attaché à
fabrication des épingles
représente le cœur même de
l’activité productive ; il en
fait toute la « richesse », et
ce grâce aux gains de
productivité résultant d’une
action qui est divisible à
l’infini. Les services sont
d’emblée ignorés. Nulle part,
dans son chapitre d’ouverture,
il ne nous montre les
transporteurs qui apportent la
matière première, ni les
régleurs ni même les petites
mains qui balaient et
entretiennent l’atelier. Si
cette vision partisane est
inscrite dès le début dans le
capitalisme, elle se heurte
cependant aux formes les plus
traditionnelles d’organisation
de l’entreprise qui restent
jusqu’aux années cinquante très
fortement patriarcales dans
l’industrie française. Tant que
l’employeur se comporte comme un
pater familias et considère son
entreprise comme un tout où se
côtoient ceux qui participent à
son « bien être », le dépeçage
de l’entreprise en services
distincts et autonomes n’est pas
de mise.
A partir des années
soixante-dix, les
externalisations des activités
de service vont se multiplier
donnant lieu à divers marchés et
vont obliger les magistrats
saisis de nombreux conflits à se
poser la question de la nature
de l’entreprise. La
jurisprudence des tribunaux
s’est orientée peu à peu vers
une analyse duale de l’activité
économique. Elle a ainsi
défini l’entreprise comme « une
entité » économique autonome
c’est-à-dire comme une unité
identifiable au sein d’un
ensemble impliquant la
combinaison d’un personnel
qualifié et organisé, et d’une
infrastructure ad hoc. A
l’opposé, elle a considéré que
l’absence d’éléments
d’exploitation ne pouvait
constituer une activité
économique en tant
qu’entreprise. Les salariés du
gardiennage, de la maintenance,
de la restauration collective ou
du nettoyage industriel se
voyaient ainsi condamnés à une
sorte de nomadisme salarial
alors que leurs camarades
travaillant dans un atelier
outillé suivait le mobilier en
cas de cession de l’activité. La
jurisprudence qui avait preuve
d’innovation dans le domaine de
l’Unité économique et sociale
est restée attachée à une vision
traditionnelle du lien salarial
organisé par ce qu’on peut
appeler la division
sociotechnique du travail[4].
Mais, à une époque où
l’immatériel devient le moteur
d’un grand nombre d’activités
économiques florissantes, cette
position est largement remise en
cause par les faits.
Solidarité sociocritique et
solidarité de réseau
La perplexité des magistrats
face aux phénomènes
d’externalisation et les
difficultés pour saisir ce qui
constitue les différentes formes
d’activité de l’entreprise n’a
d’égale que la complexité des
situations au sein des
entreprises. Le domaine de la
logistique en offre un exemple
particulièrement intéressant.
Comme d’autres types de
prestations de service
(entretien, transport,
gardiennage, etc.), la
logistique existe sous deux
formes : des prestataires
indépendants qui assurent tout
ou partie des différentes
maillons de la chaîne
logistique, et des services
internes aux entreprises. Au
mieux, ces activités sont
regroupées au sein de
l’entreprise en une unité ou un
département jouissant d’une
certaine autonomie, au pire
elles sont totalement diffuses
et relèvent de plusieurs
départements.
Mais à la différence des autres
services, comme l’entretien ou
la sécurité, les différentes
activités de la logistique
restent en définitive assez peu
externalisées. L’enquête menée
auprès d’un échantillon
représentatif d’entreprises dans
la Région des Pays de la Loire
montre que seul le transport
fait l’objet dans la
quasi-totalité des entreprises
d’une véritable sous-traitance
(82%). Les activités de stockage
ou la préparation des commandes
qui pourraient faire l’objet
d’une externalisation sur place
comme le gardiennage ou le
nettoyage sont parfois
sous-traitées à l’extérieur
(33%) mais restent le plus
souvent une activité à part
entière de l’entreprise. Il en
va également pour
l’approvisionnement des lignes
de production ou la gestion des
flux immatériels. Par ailleurs,
un tiers des entreprises
qui sous-traitent leur stockage
ou leur entreposage se déclarent
prêtes à réintégrer ces
activités en leur sein. Cet
impact restreint de
l’externalisation des services
est d’ailleurs confirmé par une
enquête réalisée par l’AFT-IFTIM
au sein de la profession.
Les prestataires de service dans
le domaine de la logistique sont
tous des « sous-ensemble » qui
se sont détachés de leur maison
mère en gardant l’infrastructure
et le personnel. Il n’existe pas
de véritable marché dans le
domaine de la logistique comme
pour l’entretien, le gardiennage
ou la restauration. Les
relations entre donneur d’ordre
et prestataire reste du domaine
de la confiance. Un prestataire
de service travaille en règle
générale avec un ou deux clients
avec lequel il entretient une
relation de longue date.
Une autre particularité de
l’activité logistique réside
dans le fait qu’il existe une
véritable difficulté à cerner
les effectifs en emploi qui
s’articule avec le délicat
problème de délimiter le cœur de
cette activité. Si les
spécialistes semblent d’accord
pour dire qu’entre les deux
derniers recensements ces
emplois ont fortement augmenté,
il reste difficile de donner un
chiffre fiable sur le nombre
d’employés logistiques.
L’enquête menée auprès des
entreprises de la Région a
montré qu’il y avait une réelle
difficulté à nommer les postes
ou les emplois affectés, et ceci
d’autant plus fortement que les
entreprises ne disposaient pas
de département logistique
organisé.
Le terme de « logistique » est
un terme savant réservé
autrefois à la science
militaire. Son usage dans le
domaine civil participe à la
réhabilitation d’un ensemble
d’activités – manutention,
préparation des commandes,
alimentation des chaînes de
production, etc. - qui jusqu’à
l’avènement de la gestion en
flux tendus étaient plutôt
considérés comme des tâches
subalternes et invisibles dans
le tissu de l’entreprise. Cette
réhabilitation va de pair avec
l’apparition d’un nouveau corps
de spécialistes – les ingénieurs
en logistique – qui disposent à
travers leurs clubs ou
associations d’un réseau
désormais relativement influent.
A une époque où la
marchandisation des services est
souvent la « règle », il nous a
semblé curieux que la logistique
qui est une forme de
« prestation de service » restât
à l’extérieur du mouvement qui
affecte le reste des services.
Une enquête par observation
directe et entretiens a donc été
menée auprès de six grandes
entreprises : trois tournées
vers la production et trois
tournées vers la distribution.
Très vite, il est apparu que,
pour des entreprises
pratiquement identiques au
niveau de leur activité, de très
fortes différences se faisaient
jour non seulement dans
l’organisation logistique mais
également dans l’opinion qu’en
avait les protagonistes.
Celles-ci résultaient le plus
souvent des formes
d’organisation productive dans
lesquelles s’inséraient ces
activités.
Dans les formes avancées de la
gestion logistique qui
spécifient les entreprises
post-tayloriennes tirées par la
demande, les différents postes
participant à l’activité de
l’entreprise – au sens restreint
- sont reliés par des flux
d’information qui enclenchent
les actions des salariés. Mais
ces flux sont alimentés
également par les pratiques des
salariés des entreprises en
amont ou en aval de la chaîne
logistique de telle sorte qu’une
forme d’unité de travail
s’impose entre des entités que
tout sépare juridiquement. Ainsi
dans la construction automobile,
les équipementiers sont très
fortement soumis aux flux
d’information. Pour la
production et le montage des
sièges, c’est la « sortie
peinture » du véhicule qui
enclenche les opérations –
fabrication des sièges, puis
transport et montage – selon le
principe du juste à temps. Dans
un tel système, la logistique
est fortement autonomisée : elle
a son responsable, ses équipes,
ses logiciels, etc. Le cadre
logistique est dans une telle
organisation en position de
force, ce qui implique par
exemple que les caristes en
approvisionnement de bord de
ligne d’assemblage relèvent de
sa responsabilité.
Il n’en va pas de même dans une
entreprise de fabrication
traditionnelle, où c’est en
général le chef de production
qui se trouve en position
dominante exerçant sur tout ce
qui touche à sa fonction un soin
jaloux : dans ce dernier cas
l’approvisionnement en ligne
relève de son pouvoir. Le
responsable de la production
veut pouvoir compter sur ses
fournisseurs avec lesquels il
entretient des relations le plus
souvent de confiance, et
intégrer ainsi tout ce qui se
situe en amont de la fabrication
dans sa sphère de pouvoir. C’est
ce que l’on a pu constater dans
une entreprise de fabrication et
de commercialisation de
consommables où la majeure
partie de la logistique
d’approvisionnement restait sous
la dépendance de la fabrication.
Ce dualisme peut d’ailleurs
conduire à des contrastes
saisissants selon que l’on
observe l’une ou l’autre de ces
logistiques : en amont ou en
aval. Ainsi dans une des
entreprises visitées, le magasin
d’approvisionnement de la chaîne
de fabrication avait une
implantation traditionnelle – à
proximité de la chaîne, et
les commandes en provenance des
chaînes étaient gérées
manuellement par des systèmes
d’étiquette que l’on déchirait
lorsque le « produit » était
épuisé. Un « surveillant » avait
pour tâche de passer
régulièrement pour vérifier
l’état des « étiquettes ». Il se
rendait ensuite au magasin où il
interrogeait un ordinateur en
poste fixe pour connaître l’état
du stock. En aval, la logistique
des stocks qui était
étroitement liée à la grande
distribution avait été placée
sous la responsabilité d’un
cadre logistique. On retrouvait
comme chez l’équipementier, un
système totalement piloté par
ordinateur avec un logiciel
gérant en temps réel les
mouvements de stock, et ce sans
aucune intervention manuelle.
Les entretiens menés avec les
responsables des services
logistiques affectés à des
entreprises de fabrication
traditionnelle révèlent une
forte amertume. La logistique en
tant qu’activité n’a pas
l’évidence qui se dégage des
machines consacrées à la
production et qui occupent le
cœur de l’entreprise alors que
les stocks se situent à la
périphérie. L’opinion des
responsables de production sur
leurs collègues logisticiens
n’est pas très éloignée de celle
de Smith sur les services, et
ils classent assez facilement la
logistique tournée vers la
distribution du côté des emplois
improductifs que l’on pourrait
aisément externaliser. Il en va
tout autrement dans les
entreprises post-taylorienne où
la logistique est considérée
comme un élément de l’activité
et un enjeu, et non plus une
simple prestation de service (Couraut
et Trouvé, 2000). Ces
entreprises disposent le plus
souvent d’un pouvoir réel sur
leur fournisseur et sur leur
distributeur qui leur permet de
leur imposer des standards et de
coordonner leurs systèmes
d’information. Les salariés
de ces différentes entreprises
se trouvent inscrits de fait
dans une forme de continuum et
un ensemble de jeux de miroir où
les activités des uns répondent
aux activités des autres. On
peut parler à cet égard d’une
identité de réseau qui s’opère
par la médiation des flux
d’information. Dans les
entreprises « traditionnelles »,
il existe des « logistiques » -
une logistique pour les boulons
et les vis, et une logistique
pour les moteurs, une logistique
en aval et en amont – qui créent
autant d’identités au travail
particularisées alors que dans
l’organisation du juste à temps
les compétences développées par
les salariés sont quasiment
similaires d’une organisation à
l’autre, seule l’activité de
l’entreprise différant :
assemblage, fabrication,
distribution, etc. Cette
nouvelle forme du lien social
n’a cependant pas encore trouvé
à s’exprimer dans une conscience
collective qui puisse donner
lieu à des institutions
représentatives.
Conclusion
L’externalisation qui accompagne
l’ouverture des marchés amène à
s’interroger sur la nature des
activités et des collectifs de
travail qui y sont attachés. On
peut à partir des développements
récents distinguer ainsi trois
types de collectifs du travail.
Les premiers qui sont identifiés
par la jurisprudence comme des
« entreprises » sont médiatisés
par une technologie ; ils
offrent une consistance à
l’analyse qui leur confère une
sorte de réalité propre à les
identifier culturellement. Ils
peuvent faire l’objet de ce que
le droit nomme une
extériorisation tout en
conservant leur identité. Le
second groupe est médiatisé par
une organisation sociale plus ou
moins fluide mais exerce par son
biais une activité finalisée :
la prestation de service.
L’absence de médiation par une
technologie visible les expose à
une marchandisation accélérée et
à devenir des nomades du
salariat. Enfin, il
y a les salariés qui se
trouvent aux interstices des
fonctions d’entreprise et qui en
assurent les liaisons.
Disséminés dans l’entreprise ou
à l’extérieur, ils peuvent
relever de différents services
et ne forment pas un groupe
organisé. L’apparition de la
logistique en liaison avec
l’extension du flux tendu vise
aujourd’hui à organiser ces
liaisons par le biais d’un
système d’information. Cette
nouvelle forme d’organisation
des communautés de travail a
suscité encore peu de conflit
car elle n’a sans doute pas
atteint un degré suffisant
d’objectivation pour pouvoir
susciter des résistances et un
contentieux spécifique.
Pour conclure, la notion de
« culture d’entreprise »
utilisée par la sociologie des
organisations pour décrire les
communautés de travail est
sans doute heuristique pour
rendre compte des premières
formes d’organisation marquées
par le fordisme, un peu moins
s’agissant des secondes plus
proches de ces ensembles qui
constituent ce que Richard
Sennet nomme le «travail sans
qualité », et plus problématique
lorsqu’il s’agit de ces groupes
sans ossature que constituent
les « fonctions logistiques »,
et dont les liaisons sont
assurées par des flux
immatériels inter-entreprises.
Pierre Cam
Droits de reproduction et de
diffusion réservés © LESTAMP -
2005
Dépôt Légal Bibliothèque
Nationale de France
N°20050127-4889
Références bibliographiques
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régional des Transports,
septembre 2002, Nantes
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