Joëlle Deniot, une nouvelle anthropologie de l'art passant par une sémiologie

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L'autre  pays du mensonge déconcertant

DSK  l'hyperbourgeois

ou le hoquet de la  toute puissance

dans la crise systémique de la mondialisation

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A mes trois mères

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programmé de la langue française

dans la recherche.

Un manifeste de fureur amoureuse

 D'abord diffusé sur la @ liste

 de l'Université de Nantes

le 21 février 2008-

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Joëlle Deniot 1997 La chanson réaliste. Colloque Lestamp Université de Nantes Photo jr.

Joëlle Deniot

 La Chanson réaliste

  Colloque Lestamp Université

de Nantes 1997

Edith Piaf, la voix, le geste, l'icône Esquisse anthropologique

Joëlle-Andrée Deniot,

illustrée par  Mireille Petit-Choubrac

Lelivredart Edition Paris 2012

Une neuve

socio-sémiologie

de l'art 

 


Encre et Gouache Mireille Petit-Choubrac Copyright Lestamp Edition-  Pour l'Edith Piaf de J. Deniot. 2012

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L'Eté du Lestamp 2012  s'est déroulé les 28 29 et 30 juin 2012

  sur le thème 

Des  Hommes Des Femmes  Inerties et métamorphoses anthropologiques


 

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  Ethos et la juste mesure des relations sociales

 
 
  Pierre CAM

http://historial.univ-nantes.fr/annees2000_02.html

Pierre Cam Sociologie de l'emploi, Secrétaire du Lestamp Association


Sociologie - Droit du Travail, LESTAMP - Université de Nantes
Droits de reproduction et de diffusion réservés © LESTAMP - 2007
Dépôt Légal Bibliothèque Nationale de France N°20050127-4889


Chacun a pu faire l’expérience dans une grande surface du phénomène de file d’attente qui se crée brutalement lorsqu’un produit sans référence oblige la caissière à faire appel à l’un de ses collègues pour obtenir les renseignements adéquats. Dans un premier temps, elle tente de joindre son collègue sur son poste. Il est rare que celui-ci réponde immédiatement à ses sollicitations. La caissière doit alors manifester d’une façon quelconque, aux clients qui attendent, sa sympathie. Lorsque son collègue daigne enfin répondre, son attitude change immédiatement et  elle adopte un ton courtois mais ferme pour exposer le problème et faire pression. Quelques longues minutes peuvent encore s’écouler pendant lesquelles la caissière doit  manifester à nouveau sa sympathie aux clients jusqu’à ce que son collègue  - masculin  le plus souvent – arrive avec une étiquette ou tout autre symbole visible de la référence demandée et dénoue la situation en jouant de son avantage.

L’analyse sociologique d’une telle situation a un spectre relativement large. Elle concerne évidemment les conditions de travail. Un phénomène de file d’attente sera d’autant plus éprouvant pour la caissière qu’il se déroulera à une heure de pointe provoquant l’agacement des clients. La situation dépend également du niveau d’organisation de l’entreprise. Les salariés présents dans les rayons peuvent cumuler en effet plusieurs tâches et devoir arbitrer entre elles. Ce phénomène concerne également les comportements liés à l’étiquetage. C’est un problème complexe qui varie selon les secteurs de la grande distribution, les gammes de produit, leur niveau de renouvellement mais aussi les comportements de la clientèle qui n’hésite pas, soit à arracher les étiquettes soit à les échanger.

Mais au-delà de tous ces aspects, les manières de se comporter des différents protagonistes et de jouer leur partition ont un rapport avec ce domaine des relations sociales aux frontières un peu floues que l’on nomme l’éthique ou la morale[1]. De fait, pour apprécier si le temps d’attente à une caisse est anormalement long, il faut pouvoir définir ce que « devrait » être le comportement des uns et des autres dans un tel contexte. C’est une des manières très indirectes d’aborder le rapport entre éthique sociale et compétitivité des entreprises. Il n’est pas certain que le sociologue puisse apporter une réponse satisfaisante sur le terrain de la compétitivité car ce qui l’intéresse d’abord c’est d’apprécier si le « dérèglement » qu’il observe relève ou non d’une situation anomique, c’est-à-dire d’une situation où la solidarité fait défaut. Mais, on peut attendre cependant du sociologue qu’il éclaircisse les logiques sociales à l’œuvre dans les situations les plus ordinaires de la vie quotidienne et qu’il puisse tracer une frontière un peu précise entre ce qui relève du « devoir social » et ce qui y échappe. C’est ce que nous tenterons faire dans cette communication.

Impératif catégorique et obligation sociale

La plupart des comportements observables dans la vie quotidienne relèvent de ce que les sociologues nomment des ethos. Chez les sociologues classiques, cette notion est employée conformément à son étymologie[2] et désigne le plus souvent les manières habituelles de « se comporter » dans un contexte social donné. Ces ethos forment des gammes disponibles de pratiques  en lien avec les situations de la vie quotidienne que chacun peut non seulement mobiliser mais dont il peut apprécier après coup la justesse par une sorte de variation imaginaire entre ce qu’il a fait et ce qu’il aurait dû faire.

Le sourire de la caissière et les paroles d’apaisement constituent une gamme de comportements qui s’imposent dans un contexte précis d’interactions entre individus où  toute attitude laissant entrevoir une forme d’indifférence serait considérée comme répréhensible et pourrait conduire à des réactions d’hostilité.  En manifestant ainsi sa compassion aux clients lorsqu’il advient un problème de file d’attente, les caissières agissent-elles moralement ?

Si l’on s’en tient aux apparences et aux mimiques, il ne fait pas de doute qu’en manifestant sa compréhension aux clients tout en exerçant une pression amicale sur son collège, la caissière adopte le comportement qui convient à la situation c’est-à-dire qu’elle a une « bonne réaction ». Mais cela ne signifie pas pour autant que ce comportement soit moral car la notion d’éthique ne se laisse pas circonscrire aussi aisément. Le comportement de la caissière pourrait être simplement la réponse à une forme de stimulus ou l’application intéressée de consignes[3]. Pour isoler les pratiques relevant d’une règle morale des pratiques relevant de simples règles utilitaires ou pratiques, le sociologue Emile Durkheim écrit que nous avons besoin de ce qu’il nomme un « réactif »[4] c’est-à-dire d’un critère clair qui puisse isoler les faits moraux de l’ensemble des faits sociaux qui constituent la trame de l’existence quotidienne. Ce « réactif », Durkheim va le trouver chez Kant.

Il est en fait très difficile de comprendre la position des sociologues classiques  sur l’éthique en particulier celle de Weber[5] ou de Durkheim  si on ne fait pas référence à ce qui constitue, à la fin du 19e siècle, la pensée dominante en matière d’anthropologie : le kantisme. Comme Kant, Durkheim cherche à rendre compte en quelque sorte d’une « nécessité »  des actions sociales qui ne soient pas soumis aux contingences et à l’arbitraire, et qui puissent faire l’objet d’une science possible qu’il nommera la sociologie. C’est la morale qui chez l’un comme chez l’autre, fournit l’ossature pour élaborer une théorie de l’agir en société.  Pour Kant, l’agir humain ne saurait en effet, obéir aux mêmes lois que celles qui commandent à la nature. Il faut ainsi leur trouver un fondement : «  chacun doit reconnaître qu’une loi si elle doit valoir d’un point de vue moral, c’est-à-dire comme fondement d’une obligation, doit être assortie d’une nécessité absolue ; (…) par conséquent que le fondement de l’obligation ne doit pas être cherché ici dans la nature de l’homme, ou dans les circonstances où il est placé en ce monde, mais seulement a priori dans des concepts de la pure raison »[6].

Pour reprendre notre exemple, il semble évident que le comportement de la caissière ne relèverait  aucunement de l’éthique s’il était l’expression d’une sorte de propension naturelle au devoir ou encore une réponse à un stimulus. Il ne le serait pas également si c’était uniquement sa position de salariée et l’intérêt qui s’y rattache qui l’obligeait en quelque sorte à satisfaire ainsi la clientèle. Pour Kant, une action qui se conformerait seulement à l’intérêt bien compris ne saurait produire sur le long terme de « bonnes pratiques »[7].  De  l’épicier avisé qui, sur un marché hautement concurrentiel,  abandonne le marchandage pour adopter une politique de prix unique, Kant écrit « on est donc honnêtement servi chez lui ; pourtant c’est loin d’être assez pour que l’on puisse croire que le marchand a agi par devoir et par principe d’honnêteté; son intérêt l’exigeait »[8].

La morale exige que l’on agisse par devoir plutôt qu’en se conformant à un principe utilitariste c’est ce que Kant nomme l’impératif  catégorique : « agis de telle sorte que tu traites l’humanité aussi bien dans ta propre personne que dans la personne de tout autre, toujours en même temps comme une fin, jamais comme un moyen »[9]. C’est en rompant avec sa situation particulière de caissière et en percevant l’humanité de ce qui lui est donné à l’instant comme cliente que la caissière agit  par devoir.  En faisant cela, la caissière révèle dans le même temps sa propre humanité c’est-à-dire sa capacité à se déterminer librement sans céder par exemple à la fatigue ou à l’irritation provoquée par une cliente qui aurait sans doute pu choisir un produit mieux référencé[10].  Agir par devoir, c’est toujours d’une certaine manière dépasser les contingences du moment et faire violence à son conditionnement.

Durkheim trouve dans cette notion d’impératif catégorique, le concept dont il a besoin pour isoler et différencier les faits moraux des autres faits sociaux. Il existe un grand nombre de pratiques sociales qui se conforment à des règles : les techniques de sondage, la cuisine, le jardinage, etc.  Ces pratiques le plus souvent utilitaires sont compréhensibles puisqu’il est toujours possible de rapporter le résultat à l’acte qui les a engendrées, mais elles n’offrent guère d’intérêt au niveau d’une sociologie morale. Ces actions participent à ce qu’il conviendrait de nommer un «devoir faire » plutôt qu’à un « devoir être ». Le non respect des règles élémentaires dans un sondage entraîne le plus souvent des biais statistiques qui rendent difficiles toute estimation fiable. Cette sanction du non respect des règles élémentaires de la statistique est souvent une conséquence analytique des moyens déployés (liste non exhaustive, non respect des quotas par les enquêteurs, etc.). Il n’en va pas de même dans le domaine moral comme le souligne Durkheim[11]. Il n’existe aucun lien analytique entre la forme de la sanction et l’acte lui-même.  Le fait de tuer en temps de guerre et le fait de tuer en temps de paix n’expose pas aux mêmes conséquences.  Dans le premier cas, le meurtre est autorisé dans un cadre social donné et peut conduire à des honneurs, dans le second cas il est totalement interdit et expose à des sanctions lourdes. Cet exemple révèle cependant d’une manière évidente ce qui peut séparer une « sociologie morale » d’une « métaphysique des mœurs »[12].  A la différence de Kant pour lequel le devoir est  immanent à l’homme en tant qu’être raisonnable fini, chez Durkheim l’obligation morale procède de la société en tant que lieu où l’on doit vivre tous ensemble  dans une forme de respect : «  La morale commence donc là où commence la vie en groupe, parce que c’est là seulement que le dévouement et le désintéressement prennent un sens »[13].

Bonheur éthique et souffrance morale

L’éthique telle qu’elle est esquissée par Durkheim donne un ancrage – les contraintes de la vie en société - sans lequel l’impératif catégorique kantien reste suspendu dans le ciel de la philosophie et n’offre de fait aucune garantie de réciprocité sociale : «  Et bien que l’être raisonnable ne puisse pas escompter que, quand bien même il obéirait scrupuleusement à cette maxime en ce qui le concerne, il s’ensuivrait que les autres êtres raisonnables lui seraient également fidèles »
[14].  Cette absence de garantie dans la réciprocité des actions tient chez Kant à la nature duale de l’homme : être de raison mais également être de nature menée par ses désirs et ses inclinations. Ce dualisme n’existe pas chez Durkheim pour lequel l’homme est toujours un être social dont les penchants loin de résulter d’un état de nature sont le produit d’un processus de socialisation et d’éducation.

En déplaçant la focale de l’être de raison à l’être socialisé, tout en conservant l’exigence d’un fondement a priori des lois morales, Durkheim se donne les moyens de penser l’historicité des valeurs sans tomber dans le relativisme mais également de décliner la morale en fonction des différents lieux de vie : la famille, l’entreprise, la société civile, etc. « Chaque société, écrit Durkheim, a en gros la morale qu’il lui faut »
[15].

L’attitude de la caissière ne peut être décrite comme morale que dans un monde social où il y a des clientes, des articles référencés et des files d’attente et où l’on apprend par le processus de socialisation à s’y orienter et à s’y comporter de la manière la plus adéquate possible. Le social est moral parce qu’il est intelligible par tout un chacun. C’est ce qui fonde la réciprocité des actions morales. Le client qui fait l’effort d’écarter un produit sans référence au profit d’une marchandise étiquetée, accomplit une action qui reste sans signification si on ne la rapporte à l’ensemble du « jeu social » qui caractérise cet univers particulier que l’on nomme une grande surface. En prenant le produit référencé, il anticipe ainsi sans en avoir conscience le plus souvent, l’ensemble des coups liés à ce jeu particulier,  et les désagréments qui en résulteront pour l’ensemble des participants y compris lui-même
[16]. Il fait ainsi ce qu’il doit faire.

Pour Durkheim cependant, le devoir comme obligation n’épuise pas le champ de la morale. La réalisation du devoir entraîne également une certaine satisfaction difficile à définir : « nous éprouvons un plaisir suis generis à faire notre devoir, parce qu’il est notre devoir »
[17]. Comment expliquer sinon la répétition dans le temps d’actions morales qui impliquent une forte contrainte sur soi ?  Le don du sang est un fait moral qui reste incompréhensible le plus souvent aux non donneurs qui n’y voient qu’une somme de désagréments[18]. Les donneurs ont eux-mêmes le plus souvent du mal à expliquer ce qui les a motivés. Le premier don se fait le plus souvent au sein d’un groupe : en famille, au lycée, au service national, dans l’entreprise, etc. Dans un tel contexte, il n’y a le plus souvent aucun moyen de se soustraire à ce qui constitue un véritable impératif  pour signifier son appartenance au groupe. Chez les donneurs « spontanés », c’est aussi sentiment d’une obligation vis-à-vis de la communauté des vivants qui revient le plus souvent dans les propos des donneurs : « on m’a donné la vie et je me dois de la rendre à mon tour». D’ailleurs, il est extrêmement symptomatique de constater que les mouvements sectaires comme les témoins de Jéhovah réprouvent le don du sang et  interdisent à leurs membres toute transfusion sanguine. Mais au-delà de cet impératif moral, il existe un sentiment de plénitude attaché au don. Interrogés à leur sortie du camion ou des centres de transfusion, les donneurs avouent avec une forte régularité  « se sentir bien » sans pouvoir analyser plus avant cette sensation. A l’inverse, lorsqu’un donneur se présente et que son don est refusé, cette mise à l’écart suscite une véritable blessure morale liée à un sentiment d’injustice. En refusant son don, le donneur se trouve brutalement mis à l’écart de cette communauté à laquelle il se donne. La prévention du Sida a amené depuis les années quatre-vingt à exclure un certain nombre de personnes du don du sang soit en raison de leurs pratiques sexuelles soit parce qu’elles avaient été transfusées. Cette exclusion se fait le plus souvent d’une manière « brutale »,  sans véritable explication, après un interrogatoire qui a été très longtemps  « humiliant » dans sa forme même[19].

Tant que l’on ne perçoit pas les états psychiques de bonheur ou de blessure morale qui y sont associés, les faits moraux peuvent être aisément confondus avec d’autres faits sociaux par un spectateur extérieur.  Ces critères sont évidemment complexes à mettre en œuvre sur un plan empirique, et tout particulièrement l’aspect positif que constitue le « bonheur » lié à l’accomplissement du devoir. Le jardinier qui réussit son plan de tomates, le sondeur qui évite les biais méthodologiques, l’escroc qui réussit son coup, le tartuffe qui se conforme à la morale éprouvent tous, à des degrés divers, une satisfaction ou un plaisir. Mais l’échec dans tous ces domaines n’implique aucune  blessure ou souffrance morale spécifique tout juste un fort mécontentement.

Ce bonheur ou cette souffrance liée au fait moral se rencontre fréquemment dans le milieu industriel dès lors que l’on reste attentif aux communautés de vie. Le film les « Temps modernes » de Charlie Chaplin s’attache à montrer le travail à la chaîne comme un travail déshumanisé. On pourrait dire à l’image du « non donneur » que nous décrivions précédemment que Chaplin ne perçoit dans l’enchaînement des gestes que la somme des contraintes et des désagréments. Une longue tradition qui remonte à Adam Smith nous a habitué à voir dans la spécialisation des gestes de l’ouvrier une perte d’humanité[20]. Dans les années soixante-dix,  j’étais à l’Inspection du travail. L’organisation du travail dominante sur les entreprises de mon secteur était celle du travail à la chaîne. L’essentiel de la production était effectuée par des femmes qui restaient huit heures debout à leur poste où elles répétaient inlassablement les mêmes gestes[21]. En tête de ligne se trouvaient le plus souvent des hommes. Le système de recrutement reposait essentiellement une forme de sélection  « morale ».  Dans la plupart de ces entreprises, il existait une forme de prime au rendement qui soudait les équipes sur les chaînes. Les débutantes étaient mises à des postes où les gestes et leur enchaînement étaient encore relativement simples pour ne pas faire perdre de temps au reste de l’équipe. Les plus expérimentées et les plus anciennes ne manquaient pourtant pas de les mettre à l’épreuve. Elles mettaient la pression sur les nouvelles arrivantes. Les plus fortes moralement s’en tiraient mais les plus fragiles démissionnaient souvent avec fracas. J’ai vu ainsi des jeunes femmes quittaient leur poste de travail en larmes et rester prostrées.

Les débutantes qui produisaient un boîte défectueuse ou faisaient tomber une pièce n’étaient pas réprimandées parce qu’elles avaient « mal » effectué leur tâche mais parce qu’elles avaient fait perdre du temps à l’équipe et s’étaient ainsi « mal » comportées. L’équipe était le lieu de production d’une véritable morale professionnelle mais également sociale basée sur ce que Durkheim a nommé la solidarité organique[22]. En même temps, cette solidarité figeait le système des relations professionnelles au sein des entreprises. Les discriminations héritées du mode de gestion paternaliste où les hommes étaient systématiquement avantagés au niveau de la promotion aux postes de maîtrise se maintenaient alors même que les nouvelles directions des ressources humaines encourageaient une certaine mixité. Les jeunes femmes qui voulaient accéder à la maîtrise étaient considérées comme des « traîtres » ou des « favorites ». Les pires calomnies couraient sur leur compte et  elles étaient le plus souvent ouvertement accusées d’avoir bénéficié d’une « promotion canapé ». Mais ces collectifs soudés étaient à l’origine d’un syndicalisme dynamique et revendicatif. Pour pasticher le slogan des «bleus » « on vit ensemble, on meurt ensemble », ces femmes voulaient « vivre ensemble et s’élever ensemble ».

Il est difficile de comprendre leur sacrifice, leur mépris pour les « favorites » mais également pour toute forme de « tirage au flanc », si on ne perçoit pas que c’est cet effort qu’elles accomplissaient qui les grandissaient. Beaucoup faisaient ainsi des kilomètres en mobylette par tous les temps et quel que soit leur état de santé pour venir faire leur journée. Si leur salaire était un peu plus élevé que le SMIC, il ne leur permettait guère de se distinguer matériellement de celles qui vivaient des aides sociales et des allocations familiales. Mais ces femmes avaient comme elles le répétaient souvent « leur fierté pour elle ».

Ethique impérative et éthique des biens

L’exemple du don du sang et l’exemple de l’ethos fordien illustrent certains paradoxes intrinsèques à l’éthique kantienne ou à la morale durkheimienne. L’impératif catégorique ou le devoir moral peut non seulement ne pas coïncider avec des objectifs de santé publique ou une évolution souhaitable du monde qui nous entoure, mais il ne s’évalue pas à l’aune de ses conséquences pratiques. L’idée de faire dépendre la valeur morale de la volonté du niveau auquel elle peut contribuer à « maintenir » ou à « favoriser » un certain bien être social n’a absolument rien d’éthique au sens kantien. C’est même un véritable contresens[23] que commettent souvent ceux qui, sous couvert d’un affichage « éthique », plaident dans le sens qui convient à leurs intérêts du moment.  Ce qui donne à l’ouvrière fordienne sa « fierté », c’est d’abord la coupure qu’elle institue avec un ordre temporel ou économique qui aurait pu l’inciter soit à rester chez elle en bénéficiant des aides publiques soit à accepter la promotion individuelle. Car  l’éthique n’est pas sans lien comme le montre Durkheim avec le sacré[24] : l’être moral est un être séparé.

Cette coupure qui autonomise le comportement moral et lui donne sa prégnance dans l’agir, le rend dans le même temps peu réactif aux contingences historiques. Cette autonomie des ethos par rapport à l’historicité conduit à ce que Pierre Bourdieu a nommé des effets d’hysteresis[25] illustrée par le comportement de Don Quichotte qui se bat contre des moulins à vent au nom d’une éthique chevaleresque. Comme le montre finement Max Scheler l’éthique kantienne n’est pas une « éthique des biens » ou une « éthique des buts », c’est-à-dire une morale qui viserait à favoriser un certain état du monde comme une meilleure répartition des richesses ou un certain niveau de civilisation[26]. Une telle éthique non seulement s’anéantirait en se relativisant mais perdrait toute capacité critique liée à l’autonomie de la volonté : « Devant n’importe quel aspect de ce monde, nous ne pourrions que nous incliner et accepter tout simplement n’importe quelle tendance évolutive  qu’il peut déceler »[27].

Le fait de lier comme le font aujourd’hui un certain nombres d’entreprises l’éthique à un certain état du monde souhaitable - diversité[28], sécurité alimentaire, compétitivité, etc. - montre à l’évidence que les morales ainsi prônées sont largement instrumentales. Parmi les expressions les plus achevées de cette éthique des biens, on trouve les « guides de bonnes pratiques » qui fleurissent un peu partout à l’initiative des entreprises et qui assurent non seulement que les biens ou les services répondent aux différentes normes de sécurité en vigueur mais que les salariés ont les « bons » comportements face à ces normes, et enfin que les dirigeants en adoptant ces normes oeuvrent pour l’intérêt de tous. Ces éthiques instrumentales ne visent le plus souvent qu’à éviter les procès aux grandes firmes en dégageant au maximum leurs responsabilités dans une société où la juridicisation s’étend progressivement à tous les domaines de la vie sociale.

Mais la confusion entre éthique impérative et éthique des biens trouve également son fondement dans une illusion du sens commun qui tend à ne voir dans les comportements moraux que le respect des règles, c’est-à-dire à inverser le processus de construction des faits moraux qui va des pratiques sociales aux modèles de comportement
[29]. Cette illusion a été analysée à maintes reprises par Wittgenstein pour lequel « suivre une règle »  est d’abord un abus de langage  : « Est-ce que ce que nous appelons « suivre une règle » est quelque chose qu’un seul homme pourrait faire une seule fois dans sa vie ?  Et il s’agit là d’une remarque concernant la grammaire de l’expression « suivre une règle ». Il n’est pas possible qu’une seule fois un seul homme ait suivi une règle. Il n’est pas possible qu’une seule fois une seule communication ait été faite, un seul ordre donné, ou compris, etc. Suivre une règle, communiquer quelque chose, donner un ordre, jouer une partie d’échec, sont des coutumes (pratiques, institutions) »[30].

La plupart des gestes que l’on accomplit dans les interactions quotidiennes supposent que l’autre se comporte par « devoir ». Si tel n’était pas le cas, la vie en société deviendrait impossible : il faudrait recompter sa monnaie, vérifier que le journal que l’on vous vend n’est pas celui de la veille, que les carnets de métro comportent bien 10 tickets, etc. Les conventions libres entre individus n’ont de chance d’être respectés que si elles correspondent chez les individus à un « devoir social ». Toute charte ou toute réglementation présuppose toujours les conditions de son application, c’est ainsi l’on peut interpréter la formule « nul n’est censé ignorer la loi ».

Or, tout se passe avec les « codes de bonne conduite » comme si le salarié n’adoptait pas spontanément dans leur travail et dans leur relation aux autres un certain sens du « devoir » mais au contraire que les « bons gestes » résultaient du suivi des règles édictées par les « managers ».  On se trouve dans une situation que Bateson a théorisé sous le terme de « double contrainte »[31]. Le salarié doit pour ne pas être sanctionné faire semblant de se conformer à un code de conduite extrêmement contraint et limité alors que spontanément son « ethos » lui permettrait d’adopter le « bon geste » aux différentes situations sociales qui s’offrent à lui. Ces « codes de bonne conduite » ou ces « bibles » peuvent lorsqu’ils sont appliqués à la lettre et sans souplesse produire les mêmes effets que la « double contrainte » et conduire aussi bien à des comportements « humoristiques »  jouant des paradoxes qu’ à des pathologies sociales.

Pour mettre en évidence certains aspects de ce phénomène, l’on peut comparer ce qui se passe dans une supérette de village et dans une chaîne de la grande distribution. Les caissières dans une supérette de village ne sont pas contraintes par un code et beaucoup de leurs comportements sont spontanées. Elles se déplacent en rayon pour aller voir le prix des articles, prennent le temps de bavarder avec les vieilles personnes et les aident à remplir les chèques quand elles ont oublié leurs lunettes. A l’inverse, si l’on se déplace vers les grands centres urbains, les caissières de la grande distribution perdent toute spontanéité dans les relations sociales pour appliquer un code de bonne conduite que les directions leur imposent et que l’on appelle le « cycle soleil ». Celui-ci consiste à enchaîner en présence du client  les comportement suivant : « bonjour » -« regard »-« sourire »-« au revoir » et « phrase de conclusion », et ce dans toutes les circonstances même les moins appropriées.  Ces nouvelles pratiques engendrent ainsi des situations burlesques
[32] dont chacun a pu être témoin. Si m’adressant à un salarié en rayon je lui dis « Pardon pourriez-vous me dire où se trouve la tapenade ? » je vais aussitôt enclencher le « cycle soleil »  avec un « Bonjour Monsieur » puis sourire et attente. Je suis alors obligé pour répondre à cette nouvelle situation de dire « Bonjour » et de reformuler ma question. Il est évident que le ou la salariée peut jouer de cette situation et détourner la règle instituée en une sorte de pastiche d’interaction.

A la différence des systèmes traditionnels où les contrôles portaient uniquement sur le produit fini, ces systèmes dits de « bonnes conduites » mettent en place un contrôle généralisé des faits et gestes des salariés. L’analyse sociologique
[33] des comportement liés à la mise en place de ces « codes de bonnes conduites » peut révéler selon les contextes, un contournement de ses règles dont l’application pourrait conduire à un théâtre de l’absurde ou à un stress mal supporté par les salariés. Les salariés doivent aujourd’hui arbitrer continuellement entre leur éthique professionnelle qui leur commande de déployer leur savoir-faire et un ensemble de tâches administratives qui, tel le tonneau des danaïdes, ne semble jamais avoir de fin, et que faute de temps ou de moyens adaptés, on remet à plus tard s’exposant par là même, à des contrôles inopinés et à des sanctions. Il en va ainsi dans les restaurants scolaires, où les cuisiniers n’ont plus seulement à préparer les plats et à respecter les règles d’hygiène élémentaires mais également à redoubler le moindre de leur geste par une littérature où ils indiquent ce qu’ils font (ex : température des chambres froides, température de chaque produit sorti du four, etc.). A ces formes d’autocontrôle se rattachent des formes de contrôle direct sur les pratiques des autres salariés. C’est ainsi qu’à la livraison de produits frais, les salariés chargés de la réception doivent monter dans les camions frigorifiques pour vérifier la température. Mais c’est s’engager dans un processus qui tel le raisonnement ad infinitum annule la règle qu’il prétend poser. La plupart des salariés refusent de s’engager dans un tel processus et se contentent de faire confiance au conducteur, car s’il ne le faisait pas ce serait admettre qu’il puisse ne pas accomplir son devoir, et ce raisonnement pourrait s’étendre à la personne qui l’a précédée et ainsi de suite.

Ces formes de contrôle et d’autocontrôle sont renforcées par des audits et des processus de surveillance. C’est ainsi que se sont multipliés les caméras de vidéo surveillance dans les ateliers, la GPS pour suivre les conducteurs routiers, le suivi informatique des phases de fabrication, les « clients mystères dans les grandes surfaces » et parfois des systèmes d’écoute téléphonique comme dans les centres d’appel, etc. En faisant de chaque salarié un suspect provisoire, ces pratiques de management confèrent au salarié le sentiment d’une faute originelle qu’il doit sans cesse combattre en apportant la preuve de sa « bonne conduite » selon le slogan « dire ce que vous faites, faire ce que vous dites, et en apporter la preuve ». La présomption d’innocence s’inverse pour devenir une présomption de culpabilité. Les collectifs de travail trouvent le plus souvent spontanément des parades à ces règles qui, si on les suivait  à la lettre, interdiraient toute spontanéité, toute créativité mais aussi gêneraient considérablement les tâches à faire.  Mais, là où les collectifs sont fragiles parce que constitués de salariés ayant des statuts différents (CDI, CDD, salariés temporaires, salariés à temps partiel), des formations professionnelles plus ou moins adéquates, dans un contexte économique d’incertitude très élevé, l’omniprésence de ces codes et de ces contrôles peut conduire à de véritables pathologies sociales : turn-over, absentéisme, mais également tentatives de suicide sur le lieu de travail.

Comme le note Christophe Dejours, le suicide sur le lieu de travail ou à proximité est un phénomène cliniquement nouveau qui remonte à la fin des années quatre-vingt dix[34]. L’étude menée par l’inspection médicale du travail en Basse-Normandie sur les suicides des salariés sur leur lieu de travail révèle que, dans près d’un cas sur deux, ce suicide trouve une de ses causes dans les conditions de travail et s’apparente à ce que nous avons appelé une « blessure morale »  : « ce qui paraît essentiel dans le passage à l'acte est l'isolement de la personne dans un système où il ne peut plus se raccrocher, ni à son travail qu'il ne maîtrise plus, ni à ses valeurs qui sont battues en brèche. Il n'est plus reconnu, il ne peut plus trouver d'aide parmi les collègues de travail, la hiérarchie devient indifférente sinon hostile… la personne perd pied »[35].

La juste mesure des rapports sociaux

Il serait cependant maladroit de ne pas chercher à comprendre sociologiquement le développement récent de cette abondance de codes et de chartes au niveau des entreprises. Si les nouveaux managers ressentent un tel besoin de réglementer les pratiques de leurs salariés et leurs relations avec leurs partenaires, c’est évidemment que tout ne se passe pas conformément à ce qu’ils souhaiteraient. Le rappel de 158000 véhicules Volvo en 2006 mais également le rappel quasi quotidien par les différentes firmes de produits défectueux en Europe, montrent que les nouveaux processus de production basés sur le « juste à temps » et l’assemblage d’éléments produits aux quatre coins du monde, sont à l’origine de risques industriels qui sont difficilement solubles dans une société libérale avancée où le système d’externalisation et de sous-traitance en cascade est devenu la règle. Même dans les domaines où il est le plus avancé comme la logistique, le contrôle des activités en amont ou en aval – code barre, standardisation des emballages, informatisation des flux, etc. - se heurte aux réalités des rapports de force économiques et aux aléas de la vie quotidienne –panne de camion, accidents de toute sorte, etc. - qui font que les entreprises ne peuvent jamais d’une manière totalement optimale gérer leur approvisionnement ou l’écoulement de leur stock.

Une partie du problème tient à ce que Marx a identifié comme une contradiction au sein du capitalisme entre une organisation productive au sein des entreprises qui peut toujours se régler a priori et de manière relativement optimum, et une organisation mondiale de la production dont la régulation étant soumise aux lois du marché et de la concurrence ne se fait jamais qu’a posteriori[36].  Il faut donc que les « crises » éclatent pour que les pouvoirs publics ou les industriels en prennent la mesure et tentent d’y remédier. On pense naturellement au réchauffement climatique, au scandale de la « vache folle », au marché du sang ou des organes, aux différentes crises financières, etc.

Une autre partie du problème tient à ce que cette contradiction entre comportements réglés et prévisibles et comportements non réglés dont on ne peut mesurer la justesse qu’a posteriori existent contrairement à l’analyse marxiste au sein même de toute organisation du travail. Dans notre exemple du départ, le comportement de la caissière est relativement prévisible car il se déroule aux yeux de tous sur une « scène » où chaque acteur est appelé à jouer son rôle sans pouvoir reculer. Il n’en va pas de même pour ce qui concerne le collègue se trouvant en rayon. Si la caissière occupe le devant de la scène, lui se trouve dans les coulisses, occupé à quelque tâche. Ce collègue peut être en train de renseigner un client, et dans ce cas il se trouve dans la même situation que la caissière. Il peut être en pause ou en réunion avec son « chef ». En l’appelant, la caissière crée ce que Burt nomme un « trou structural »
[37] qui met le salarié à la croisée de deux impératifs. Cette situation ne peut être aisément résolue dans une perspective kantienne car de quelque côté qu’il se tourne, le salarié risque de trahir un impératif catégorique. Cette incertitude est au fondement d’un certain pouvoir d’arbitrage. La durée de la file d’attente sera fonction de ce pouvoir. Il pourra interrompre une conversation déplaisante avec son « chef » pour voler au secours de la caissière ou prolonger un peu sa pause et amplifier la file d’attente. Il existe certaines entreprises qui, pour résoudre ce genre de conflit, mettent en place des « salariés » qu’on affuble de rollers pour donner l’impression à la clientèle d’une véritable célérité. Mais, à l’image du sourire compatissant de la caissière, les rollers n’ont qu’un sens métaphorique, ils signifient simplement que l’on fait le maximum pour diminuer le temps d’attente.

Ce pouvoir d’arbitrage, la caissière doit en tenir compte. Pour limiter l’attente, elle doit éviter de se montrer agressive envers son collègue. Mais si la situation se prolonge, il arrivera un moment où l’on débouchera sur une crise, c’est-à-dire une situation où la morale est mise en défaut. S’il existe une forme de solidarité obligée entre la caissière et son client, la relation entre la caissière et son collègue est assortie d’une incertitude qui peut conduire au conflit. La première relation se déroule dans la zone du devoir, par contre la seconde se déroule dans la zone du pouvoir. Si le comportement de la caissière est donc facilement analysable dans le cadre de la sociologie morale et de l’éthique kantienne, il n’en va de même pour celle du collègue. Pourtant, cette situation soulève les questions les plus intéressantes car elle subsume tous les cas où il existe une asymétrie situationnelle, c’est-à-dire tous les cas où un pouvoir entre en jeu, et on sait que ces situations constituent un aspect essentiel des relations sociales.

Les relations asymétriques échappent-elles au règne de la morale ?  Il semble évident que chez Kant, les relations de pouvoir transformant les hommes en moyens ne peuvent être qu’amorales. Chez Durkheim[38], les relations de pouvoir qui sont circonscrites sociologiquement aux relations d’autorité relèvent très nettement de la sociologie morale. L’obéissance et le commandement impliquent un certain « devoir être » social. Cependant  pour Durkheim ce « devoir être » social a disparu dans les sociétés capitalistes où ne règnent le plus souvent dans les rapports employeurs/salariés que la force ce qu’il dénomme le travail  « contraint »[39]. Le droit du travail naissant à l’époque de Durkheim a tout au long du 20ème siècle précisé les contours du « devoir moral » de l’employeur que l’on peut étendre aisément à toute personne qui détient un pouvoir. Traditionnellement, c’est la notion d’abus de pouvoir qui est utilisée par les juristes pour interpréter les relations liées à la subordination. C’est ainsi que jusqu’à la loi de 1973 sur la cause réelle et sérieuse du licenciement, les conseils de prud’hommes ont dû apprécier si l’employeur s’était comporté lors d’un congédiement en « bon » patron, c’est-à-dire en n’abusant pas de son pouvoir. L’étude de la jurisprudence sur la notion d’abus de droit, montre que les juges prud’homaux acceptent comme un sorte de principe de base qu’il existe dans des situations aussi asymétriques que celles du rapport employeur/salarié, une manière de « bien » ou de « mal » se comporter. Ils adoptent ainsi sans le savoir la position développée par Max Scheler[40] pour lequel l’impératif moral peut se décliner aussi bien sous la forme « tu dois faire le bien » que sous celle  « tu ne dois pas faire le mal ».

L’analyse qui ressort de la jurisprudence des tribunaux peut ainsi être transposée à la situation opposant la caissière à sa collègue. On peut montrer qu’il s’agit d’un fait moral, car chacun a appris par la pratique ce que ce serait de « mal » se comporter dans un tel cas. La jurisprudence identifie trois formes principales d’abus. Le premier tient à l’intention de nuire. Le salarié fait attendre la caissière pour se venger parce qu’elle a repoussé ses avances. La seconde tient à la mauvaise foi. Le salarié fait attendre la caissière en prétendant qu’il est occupé. La troisième relève de la légèreté blâmable. L’arbitrage auquel procède le salarié entre ses impératifs ne relève pas de la juste mesure qu’il conviendrait d’adopter en pareil cas. Ainsi plutôt que de répondre immédiatement, il prolonge sa conversation avec une jeune et jolie cliente qui lui demande un renseignement.

On est libre  d’imaginer d’autres exemples. A chaque fois, on pourra déduire si le salarié a ou non abusé de son « pouvoir » sans pour autant que l’on puisse fixer en ce domaine, un catalogue de règles à respecter tant les configurations sont nombreuses. On rejoint ici ce qui caractérise le fait moral en opposition avec le fait juridique : la morale est une raison pratique que l’on ne peut enfermer dans des règlements trop précis sous peine de la dénaturer.

En fait, comme le montre cet exemple les relations de pouvoir n’échappent pas à la « morale ». Les asymétries situationnelles ne sont pas un frein au comportement moral dès lors que celui qui détient un pouvoir se comporte « librement » au sens kantien, c’est-à-dire en ne tenant pas compte de l’avantage immédiat qu’il peut tirer de la situation et en s’élevant au-dessus des préjugés de sa classe pour considérer la situation du côté de la scène et du côté des coulisses, et y apporter la juste mesure.


Pour conclure

La fin du fordisme et l’apparition de nouveaux modes de gestion du personnel basés sur la flexibilité ont rompu les différents pactes sociaux qui étaient fondés sur la relation durable à l’entreprise pour ouvrir une sorte de boîte de Pandore : Comment être sûr que des salariés dont le statut est souvent précaire et qui sont peu ou pas du tout intégrés à l’entreprise,  accomplissent au mieux les tâches qu’on leur confie ?  Dans les premières phases du capitalisme où il s’est agi d’intégrer des salariés issus de la paysannerie attachée à une éthique traditionnelle, la solution au problème a été le fruit de ce que Georges Canguilhem nomme l’illusion techniciste qui consiste à « concevoir l’homme comme une machine à embrayer correctement sur d’autres machines »[41]. Ce système mettant entre parenthèse l’homme et la question de l’éthique au travail, se concentrait uniquement sur l’articulation entre un « vivant simplifié» réduit à des processus physiologiques et une « machine » comme processus technique.

Le nouveau management ne peut à la différence du taylorisme mettre entre parenthèse les problèmes d’éthique dans un environnement où la judiciarisation de la société est une véritable menace pour les grandes firmes. L’autocontrôle, le contrôle interne et le contrôle externe sont les moyens les plus couramment utilisés pour aboutir à ce résultat. Il s’agit d’une illusion normative qui fait dépendre les pratiques de l’application de normes. L’idée que les bonnes pratiques découleraient des règles inscrites dans des chartes ou dans des règlements assorties de sanctions, a contre elle l’évidence sociale que des notions telle l’égalité de tous les citoyens dans l’accès aux biens et aux services qui est inscrite depuis longtemps au fronton de nos édifices, reste aujourd’hui encore un droit à conquérir dans de nombreuses sphères du social, y compris l’entreprise. Les bonnes pratiques découlent tout simplement de leur usage renouvelé au sein d’environnements sociaux stables.

Un véritable apprentissage, c’est-à-dire un  apprentissage suffisamment long pour qu’il puisse produire des effets durables, le respect du salarié, une organisation du travail qui facilite l’émergence d’une conscience collective sont encore les moyens les plus sûrs d’obtenir du salarié qu’il accomplisse sa tâche. C’est encore cette éthique qui inspire nombre d’employeurs de petites et de moyennes entreprises qui sont au contact quotidien avec leurs salariés. Comme l’explique un employeur d’une entreprise de transport : « Moi je traite mes salariés comme j’aimerais être traité. Ils ont des camions assez vastes et assez confortables pour pouvoir y dormir, regarder la télévision, se faire chauffer un plat, et se mettre à leur aise. On se débrouille toujours pour que les tournées leur conviennent c’est-à-dire leur permettent de gagner leur vie honnêtement tout en étant rentables pour l’entreprise. Ici, on n’a pas besoin de norme iso, car la qualité que j’assure tous les jours à mes clients, elle vient du respect que je manifeste à mes salariés. Si le salarié est respecté, il vous respectera et ne vous enverra pas balader le jour où vous aurez besoin de lui demander un plus » (entretien avec un directeur d’entreprise de la région nantaise).

En rupture et en continuité avec la philosophie kantienne, la sociologie classique a tenté de rendre compte des actions sociales en remontant aux raisons pratiques qui les inspirent. C’est le projet même d’une anthropologie c’est-à-dire celle d’une « connaissance pragmatique » qui vise l’exploration de ce que «  l’homme, comme être agissant par liberté, fait ou peut et doit faire de lui-même »[42].



 


[1] Les deux termes existent dans la tradition sociologique et sont utilisés de manière relativement identiques.
[2] En grec ancien, éthos signifiait mœurs ou coutume et éthos signifiait « manière d’être ».
[3] Les comportements des salariés peuvent être encadrés par des protocoles ou des règlements intérieurs assortis de sanctions. Le salarié peut alors se conformer à ces règlements par anticipation de la sanction.
[4] Emile Durkheim , «  Détermination du fait moral », in Sociologie et philosophie, Paris, PUF, coll. Quadrige, 1996, p.60.
[5] Nous ne discuterons pas dans ce paragraphe la position de Weber qui tout en empruntant au kantisme s’en détache assez fortement sans rompre jamais totalement le lien qui l’unit au philosophe voir à ce sujet  P.Ladrière « La théorie de l’action dans l’explication wébérienne de la modernité » in P. Ladrière et P.Pharo (dir.), La théorie de l’action. Le sujet pratique en débat , 1993, Paris, Presses du CNRS, p.197-221.
[6] E. Kant, Fondement pour la métaphysique des mœurs, Paris, Hatier, 2000, p.9.
[7] E. Kant, op.cit., p.10.
[8] E. Kant, op. cit., p.21.
[9] E.Kant, op.cit., p.70.
[10] La notion de devoir implique que l’on se fasse violence car notre nature sensible peut se laisser distraire par les éléments de contexte  - fatigue, chaleur, irritation, bruit, etc. – et  étouffer la loi morale.
[11] E.Durkheim, op.cit., p.60.
[12] P. Ladrière, “Durkheim lecteur de Kant”, in S.Bateman-Novaes, R.Ogien, P.Pharo, Raison pratique et sociologie de l’éthique, Paris, CNRS éditions, 2000, p.37.
[13] E.Durkheim, op. cit., p.75.
[14] E.Kant, op.cit ., p.85.
[15] E.Durkheim, op. cit., p.81.
[16] La file d’attente étant liée analytiquement au fait que le client ait pris un produit sans étiquette, on pourrait être tenté de n’y voir qu’un fait social.  Mais la réprobation qui s’attache à ce « manque de conduite » - le client aurait dû se montrer attentif – porte indéniablement la marque du fait social.
[17] E.Durkheim, op. cit., p.75.
[18] P.Cam, Le sang: un don sans contre don? (What is the countergift for giving blood ?), Droit et Société, 1994, n°28.
[19] Au début des années quatre-vingt dix, le questionnement était basique : Avez-vous eu des relations avec une prostituée ?  Une personne du même sexe ?   Avez-vous l’habitude de vous prostituer ?etc.  Si la personne répondait à un ou plusieurs de ces critères, elle était écartée derechef du don. Pour éviter toute discussion un peu pénible, le responsable à l’accueil exhibait les textes rappelant les interdictions liées au principe de précaution.[20] A.Smith, La richesse des nations, Paris, Flammarion, Tome 1, 1991.
[21] Elles avaient une pause de 10 minutes. Celles qui s’attardaient étaient rappelés à l’ordre et pouvaient selon les cas faire l’objet d’avertissement.
[22] E. Durkheim, De la division du travail social, Paris, PUF, 4ème édition 1994, p.79 et suiv.
[23] M.Scheler, op.cit., p..35.
[24] Durkheim,op.cit., p.51.
[25] P. Bourdieu, Le bal des célibataires, Paris, Seuil, 2002.
[26] M.Scheler, Le formalisme en éthique et l’éthique matériale des valeurs, Paris, Gallimard, 1955, pp.34-36.
[27] M. Scheler
[28]  Il en va ainsi pour la charte « des diversités »  dont l’argumentaire développé par Claude Bebear et Yazid Zabeg fait appel essentiellement à l’intérêt  bien compris des entreprises : « La Charte de la diversité dans l’entreprise repose sur une idée simple. Nos entreprises ont intérêt à refléter la diversité de la société dans laquelle elles sont implantées ».
[29] Une partie de l’œuvre de Durkheim n’échappe pas à l’illusion du sens commun et  très souvent chez lui les règles de droit sont perçus comme une objectivation des ethos.
[30] L.Wittgenstein cité par J. Bouveresse, Le mythe de l’intériorité,  Paris, Editions de Minuit, 1976, p.548.
[31] Gregory Bateson, « Vers une théorie de la schizophrènie », in Vers une écologie de l’esprit. Ed du Seuil, 1980.
[32] Ces situations sont burlesques parce qu’elles dérogent aux « ethos » ou aux manières d’agir habituelles dans les lieux publics : café, bibliothèque municipale, piscine, etc.
[33] S.Bareau, La qualité et l’hygiène au cœur des préoccupations de la grande distribution, Mémoire de Master, Université de Nantes, 2006.
[34] C. Dejours, « Suicide dans l’entreprise, l’ultime témoignage » in, Les nouveaux visages du travail, Le Journal du CNRS - N°184 - mai 2005.
[35] Dr M. Gournay, Dr F. Laniece, Dr I. Kryvenac, Étude des suicides liés au travail en Basse-Normandie, DRTEFP, Basse-Normandie, Juin 2003.
[36] K.Marx, Le Capital, Chapitre 14, 4ème section, Livre premier. Tome II, Paris, Éditions sociales, 1948.
[37] Burt Ronald, 1995, « Le capital social, les trous structuraux et l’entrepreneur », Revue française de sociologie, 36 (4), 599-628.
[38] E.Durkheim, De la division du travail social, op.cit., préface de la seconde édition, p.II.
[39] E.Durkheim, De la division du travail social, op.cit., pp.367  et suiv.
[40] M.Scheler, op.cit., p.181  et suiv.
[41] G.Canguilhem, « Milieu et Normes de l’Homme au Travail », les Cahiers de Sociologie,, Seuil, Vol III, 1947.[42] E.Kant, Anthropologie, Paris, Flammarion, 1993, p.41.

 







 


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