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Pierre CAM
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Sociologie -
Droit du Travail, LESTAMP - Université de Nantes
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reproduction et de diffusion réservés ©
LESTAMP - 2007
Dépôt Légal Bibliothèque Nationale de France
N°20050127-4889
Chacun a
pu faire l’expérience dans une grande surface du phénomène de
file d’attente qui se crée brutalement lorsqu’un produit sans
référence oblige la caissière à faire appel à l’un de ses
collègues pour obtenir les renseignements adéquats. Dans un
premier temps, elle tente de joindre son collègue sur son poste.
Il est rare que celui-ci réponde immédiatement à ses
sollicitations. La caissière doit alors manifester d’une façon
quelconque, aux clients qui attendent, sa sympathie. Lorsque son
collègue daigne enfin répondre, son attitude change
immédiatement et elle adopte un ton courtois mais ferme pour
exposer le problème et faire pression. Quelques longues minutes
peuvent encore s’écouler pendant lesquelles la caissière doit
manifester à nouveau sa sympathie aux clients jusqu’à ce que son
collègue - masculin le plus souvent – arrive avec une
étiquette ou tout autre symbole visible de la référence demandée
et dénoue la situation en jouant de son avantage.
L’analyse sociologique d’une telle situation a un spectre
relativement large. Elle concerne évidemment les conditions de
travail. Un phénomène de file d’attente sera d’autant plus
éprouvant pour la caissière qu’il se déroulera à une heure de
pointe provoquant l’agacement des clients. La situation dépend
également du niveau d’organisation de l’entreprise. Les salariés
présents dans les rayons peuvent cumuler en effet plusieurs
tâches et devoir arbitrer entre elles. Ce phénomène concerne
également les comportements liés à l’étiquetage. C’est un
problème complexe qui varie selon les secteurs de la grande
distribution, les gammes de produit, leur niveau de
renouvellement mais aussi les comportements de la clientèle qui
n’hésite pas, soit à arracher les étiquettes soit à les
échanger.
Mais au-delà de tous
ces aspects, les manières de se comporter des différents
protagonistes et de jouer leur partition ont un rapport avec ce
domaine des relations sociales aux frontières un peu floues que
l’on nomme l’éthique ou la morale.
De fait, pour apprécier si le temps d’attente à une caisse est
anormalement long, il faut pouvoir définir ce que « devrait »
être le comportement des uns et des autres dans un tel contexte.
C’est une des manières très indirectes d’aborder le rapport
entre éthique sociale et compétitivité des entreprises. Il n’est
pas certain que le sociologue puisse apporter une réponse
satisfaisante sur le terrain de la compétitivité car ce qui
l’intéresse d’abord c’est d’apprécier si le « dérèglement »
qu’il observe relève ou non d’une situation anomique,
c’est-à-dire d’une situation où la solidarité fait défaut. Mais,
on peut attendre cependant du sociologue qu’il éclaircisse les
logiques sociales à l’œuvre dans les situations les plus
ordinaires de la vie quotidienne et qu’il puisse tracer une
frontière un peu précise entre ce qui relève du « devoir
social » et ce qui y échappe. C’est ce que nous tenterons faire
dans cette communication.
Impératif catégorique et obligation sociale
La plupart des
comportements observables dans la vie quotidienne relèvent de ce
que les sociologues nomment des ethos. Chez les sociologues
classiques, cette notion est employée conformément à son
étymologie
et désigne le plus souvent les manières habituelles de « se
comporter » dans un contexte social donné. Ces ethos forment des
gammes disponibles de pratiques en lien avec les situations de
la vie quotidienne que chacun peut non seulement mobiliser mais
dont il peut apprécier après coup la justesse par une sorte de
variation imaginaire entre ce qu’il a fait et ce qu’il aurait dû
faire.
Le
sourire de la caissière et les paroles d’apaisement constituent
une gamme de comportements qui s’imposent dans un contexte
précis d’interactions entre individus où toute attitude
laissant entrevoir une forme d’indifférence serait considérée
comme répréhensible et pourrait conduire à des réactions
d’hostilité. En manifestant ainsi sa compassion aux clients
lorsqu’il advient un problème de file d’attente, les caissières
agissent-elles moralement ?
Si l’on s’en tient aux
apparences et aux mimiques, il ne fait pas de doute qu’en
manifestant sa compréhension aux clients tout en exerçant une
pression amicale sur son collège, la caissière adopte le
comportement qui convient à la situation c’est-à-dire qu’elle a
une « bonne réaction ». Mais cela ne signifie pas pour autant
que ce comportement soit moral car la notion d’éthique ne se
laisse pas circonscrire aussi aisément. Le comportement de la
caissière pourrait être simplement la réponse à une forme de
stimulus ou l’application intéressée de consignes.
Pour isoler les pratiques relevant d’une règle morale des
pratiques relevant de simples règles utilitaires ou pratiques,
le sociologue Emile Durkheim écrit que nous avons besoin de ce
qu’il nomme un « réactif »
c’est-à-dire d’un critère clair qui puisse isoler les faits
moraux de l’ensemble des faits sociaux qui constituent la trame
de l’existence quotidienne. Ce « réactif », Durkheim va le
trouver chez Kant.
Il est en fait très
difficile de comprendre la position des sociologues classiques
sur l’éthique en particulier celle de Weber
ou de Durkheim si on ne fait pas référence à ce qui constitue,
à la fin du 19e siècle, la pensée dominante en
matière d’anthropologie : le kantisme. Comme Kant, Durkheim
cherche à rendre compte en quelque sorte d’une « nécessité »
des actions sociales qui ne soient pas soumis aux contingences
et à l’arbitraire, et qui puissent faire l’objet d’une science
possible qu’il nommera la sociologie. C’est la morale qui chez
l’un comme chez l’autre, fournit l’ossature pour élaborer une
théorie de l’agir en société. Pour Kant, l’agir humain ne
saurait en effet, obéir aux mêmes lois que celles qui commandent
à la nature. Il faut ainsi leur trouver un fondement : « chacun
doit reconnaître qu’une loi si elle doit valoir d’un point de
vue moral, c’est-à-dire comme fondement d’une obligation, doit
être assortie d’une nécessité absolue ; (…) par conséquent que
le fondement de l’obligation ne doit pas être cherché ici dans
la nature de l’homme, ou dans les circonstances où il est
placé en ce monde, mais seulement a priori dans des
concepts de la pure raison ».
Pour reprendre notre
exemple, il semble évident que le comportement de la caissière
ne relèverait aucunement de l’éthique s’il était l’expression
d’une sorte de propension naturelle au devoir ou encore une
réponse à un stimulus. Il ne le serait pas également si c’était
uniquement sa position de salariée et l’intérêt qui s’y rattache
qui l’obligeait en quelque sorte à satisfaire ainsi la
clientèle. Pour Kant, une action qui se conformerait seulement à
l’intérêt bien compris ne saurait produire sur le long terme de
« bonnes pratiques ».
De l’épicier avisé qui, sur un marché hautement concurrentiel,
abandonne le marchandage pour adopter une politique de prix
unique, Kant écrit « on est donc honnêtement servi chez
lui ; pourtant c’est loin d’être assez pour que l’on puisse
croire que le marchand a agi par devoir et par principe
d’honnêteté; son intérêt l’exigeait ».
La morale exige que
l’on agisse par devoir plutôt qu’en se conformant à un
principe utilitariste c’est ce que Kant nomme l’impératif
catégorique : « agis de telle sorte que tu traites
l’humanité aussi bien dans ta propre personne que dans la
personne de tout autre, toujours en même temps comme une fin,
jamais comme un moyen ».
C’est en rompant avec sa situation particulière de caissière et
en percevant l’humanité de ce qui lui est donné à l’instant
comme cliente que la caissière agit par devoir. En
faisant cela, la caissière révèle dans le même temps sa propre
humanité c’est-à-dire sa capacité à se déterminer librement sans
céder par exemple à la fatigue ou à l’irritation provoquée par
une cliente qui aurait sans doute pu choisir un produit mieux
référencé.
Agir par devoir, c’est toujours d’une certaine manière dépasser
les contingences du moment et faire violence à son
conditionnement.
Durkheim trouve dans
cette notion d’impératif catégorique, le concept dont il
a besoin pour isoler et différencier les faits moraux des autres
faits sociaux. Il existe un grand nombre de pratiques sociales
qui se conforment à des règles : les techniques de sondage, la
cuisine, le jardinage, etc. Ces pratiques le plus souvent
utilitaires sont compréhensibles puisqu’il est toujours possible
de rapporter le résultat à l’acte qui les a engendrées, mais
elles n’offrent guère d’intérêt au niveau d’une sociologie
morale. Ces actions participent à ce qu’il conviendrait de
nommer un «devoir faire » plutôt qu’à un « devoir être ». Le non
respect des règles élémentaires dans un sondage entraîne le plus
souvent des biais statistiques qui rendent difficiles toute
estimation fiable. Cette sanction du non respect des règles
élémentaires de la statistique est souvent une conséquence
analytique des moyens déployés (liste non exhaustive, non
respect des quotas par les enquêteurs, etc.). Il n’en va pas de
même dans le domaine moral comme le souligne Durkheim.
Il n’existe aucun lien analytique entre la forme de la sanction
et l’acte lui-même. Le fait de tuer en temps de guerre et le
fait de tuer en temps de paix n’expose pas aux mêmes
conséquences. Dans le premier cas, le meurtre est autorisé dans
un cadre social donné et peut conduire à des honneurs, dans le
second cas il est totalement interdit et expose à des sanctions
lourdes. Cet exemple révèle cependant d’une manière évidente ce
qui peut séparer une « sociologie morale » d’une
« métaphysique des mœurs ».
A la différence de Kant pour lequel le devoir est immanent à
l’homme en tant qu’être raisonnable fini, chez Durkheim
l’obligation morale procède de la société en tant que lieu où
l’on doit vivre tous ensemble dans une forme de respect : « La
morale commence donc là où commence la vie en groupe, parce que
c’est là seulement que le dévouement et le désintéressement
prennent un sens ».
Bonheur éthique et souffrance morale
L’éthique telle qu’elle est esquissée par Durkheim donne un
ancrage – les contraintes de la vie en société - sans lequel
l’impératif catégorique kantien reste suspendu dans le ciel de
la philosophie et n’offre de fait aucune garantie de réciprocité
sociale : « Et bien que l’être raisonnable ne puisse pas
escompter que, quand bien même il obéirait scrupuleusement à
cette maxime en ce qui le concerne, il s’ensuivrait que les
autres êtres raisonnables lui seraient également fidèles ».
Cette absence de garantie dans la réciprocité des actions tient
chez Kant à la nature duale de l’homme : être de raison mais
également être de nature menée par ses désirs et ses
inclinations. Ce dualisme n’existe pas chez Durkheim pour lequel
l’homme est toujours un être social dont les penchants loin de
résulter d’un état de nature sont le produit d’un processus de
socialisation et d’éducation.
En déplaçant la focale de l’être de raison à l’être socialisé,
tout en conservant l’exigence d’un fondement a priori des lois
morales, Durkheim se donne les moyens de penser l’historicité
des valeurs sans tomber dans le relativisme mais également de
décliner la morale en fonction des différents lieux de vie : la
famille, l’entreprise, la société civile, etc. « Chaque société,
écrit Durkheim, a en gros la morale qu’il lui faut ».
L’attitude de la caissière ne peut être décrite comme morale que
dans un monde social où il y a des clientes, des articles
référencés et des files d’attente et où l’on apprend par le
processus de socialisation à s’y orienter et à s’y comporter de
la manière la plus adéquate possible. Le social est moral parce
qu’il est intelligible par tout un chacun. C’est ce qui fonde la
réciprocité des actions morales. Le client qui fait l’effort
d’écarter un produit sans référence au profit d’une marchandise
étiquetée, accomplit une action qui reste sans signification si
on ne la rapporte à l’ensemble du « jeu social » qui caractérise
cet univers particulier que l’on nomme une grande surface. En
prenant le produit référencé, il anticipe ainsi sans en avoir
conscience le plus souvent, l’ensemble des coups liés à ce jeu
particulier, et les désagréments qui en résulteront pour
l’ensemble des participants y compris lui-même.
Il fait ainsi ce qu’il doit faire.
Pour Durkheim cependant, le devoir comme obligation n’épuise pas
le champ de la morale. La réalisation du devoir entraîne
également une certaine satisfaction difficile à définir : « nous
éprouvons un plaisir suis generis à faire notre devoir,
parce qu’il est notre devoir ».
Comment expliquer sinon la répétition dans le temps d’actions
morales qui impliquent une forte contrainte sur soi ? Le don du
sang est un fait moral qui reste incompréhensible le plus
souvent aux non donneurs qui n’y voient qu’une somme de
désagréments.
Les donneurs ont eux-mêmes le plus souvent du mal à expliquer ce
qui les a motivés. Le premier don se fait le plus souvent au
sein d’un groupe : en famille, au lycée, au service national,
dans l’entreprise, etc. Dans un tel contexte, il n’y a le plus
souvent aucun moyen de se soustraire à ce qui constitue un
véritable impératif pour signifier son appartenance au groupe.
Chez les donneurs « spontanés », c’est aussi sentiment d’une
obligation vis-à-vis de la communauté des vivants qui revient le
plus souvent dans les propos des donneurs : « on m’a donné la
vie et je me dois de la rendre à mon tour». D’ailleurs, il est
extrêmement symptomatique de constater que les mouvements
sectaires comme les témoins de Jéhovah réprouvent le don du sang
et interdisent à leurs membres toute transfusion sanguine. Mais
au-delà de cet impératif moral, il existe un sentiment de
plénitude attaché au don. Interrogés à leur sortie du camion ou
des centres de transfusion, les donneurs avouent avec une forte
régularité « se sentir bien » sans pouvoir analyser plus avant
cette sensation. A l’inverse, lorsqu’un donneur se présente et
que son don est refusé, cette mise à l’écart suscite une
véritable blessure morale liée à un sentiment d’injustice. En
refusant son don, le donneur se trouve brutalement mis à l’écart
de cette communauté à laquelle il se donne. La prévention du
Sida a amené depuis les années quatre-vingt à exclure un certain
nombre de personnes du don du sang soit en raison de leurs
pratiques sexuelles soit parce qu’elles avaient été transfusées.
Cette exclusion se fait le plus souvent d’une manière
« brutale », sans véritable explication, après un
interrogatoire qui a été très longtemps « humiliant » dans sa
forme même.
Tant que l’on ne perçoit pas les états psychiques de bonheur ou
de blessure morale qui y sont associés, les faits moraux peuvent
être aisément confondus avec d’autres faits sociaux par un
spectateur extérieur. Ces critères sont évidemment complexes à
mettre en œuvre sur un plan empirique, et tout particulièrement
l’aspect positif que constitue le « bonheur » lié à
l’accomplissement du devoir. Le jardinier qui réussit son plan
de tomates, le sondeur qui évite les biais méthodologiques,
l’escroc qui réussit son coup, le tartuffe qui se conforme à la
morale éprouvent tous, à des degrés divers, une satisfaction ou
un plaisir. Mais l’échec dans tous ces domaines n’implique
aucune blessure ou souffrance morale spécifique tout juste un
fort mécontentement.
Ce bonheur ou cette
souffrance liée au fait moral se rencontre fréquemment dans le
milieu industriel dès lors que l’on reste attentif aux
communautés de vie. Le film les « Temps modernes » de Charlie
Chaplin s’attache à montrer le travail à la chaîne comme un
travail déshumanisé. On pourrait dire à l’image du « non
donneur » que nous décrivions précédemment que Chaplin ne
perçoit dans l’enchaînement des gestes que la somme des
contraintes et des désagréments. Une longue tradition qui
remonte à Adam Smith nous a habitué à voir dans la
spécialisation des gestes de l’ouvrier une perte d’humanité.
Dans les années soixante-dix, j’étais à l’Inspection du
travail. L’organisation du travail dominante sur les entreprises
de mon secteur était celle du travail à la chaîne. L’essentiel
de la production était effectuée par des femmes qui restaient
huit heures debout à leur poste où elles répétaient
inlassablement les mêmes gestes.
En tête de ligne se trouvaient le plus souvent des hommes. Le
système de recrutement reposait essentiellement une forme de
sélection « morale ». Dans la plupart de ces entreprises, il
existait une forme de prime au rendement qui soudait les équipes
sur les chaînes. Les débutantes étaient mises à des postes où
les gestes et leur enchaînement étaient encore relativement
simples pour ne pas faire perdre de temps au reste de l’équipe.
Les plus expérimentées et les plus anciennes ne manquaient
pourtant pas de les mettre à l’épreuve. Elles mettaient la
pression sur les nouvelles arrivantes. Les plus fortes
moralement s’en tiraient mais les plus fragiles démissionnaient
souvent avec fracas. J’ai vu ainsi des jeunes femmes quittaient
leur poste de travail en larmes et rester prostrées.
Les débutantes qui
produisaient un boîte défectueuse ou faisaient tomber une pièce
n’étaient pas réprimandées parce qu’elles avaient « mal »
effectué leur tâche mais parce qu’elles avaient fait perdre du
temps à l’équipe et s’étaient ainsi « mal » comportées. L’équipe
était le lieu de production d’une véritable morale
professionnelle mais également sociale basée sur ce que Durkheim
a nommé la solidarité organique.
En même temps, cette solidarité figeait le système des relations
professionnelles au sein des entreprises. Les discriminations
héritées du mode de gestion paternaliste où les hommes étaient
systématiquement avantagés au niveau de la promotion aux postes
de maîtrise se maintenaient alors même que les nouvelles
directions des ressources humaines encourageaient une certaine
mixité. Les jeunes femmes qui voulaient accéder à la maîtrise
étaient considérées comme des « traîtres » ou des « favorites ».
Les pires calomnies couraient sur leur compte et elles étaient
le plus souvent ouvertement accusées d’avoir bénéficié d’une
« promotion canapé ». Mais ces collectifs soudés étaient à
l’origine d’un syndicalisme dynamique et revendicatif. Pour
pasticher le slogan des «bleus » « on vit ensemble, on meurt
ensemble », ces femmes voulaient « vivre ensemble et s’élever
ensemble ».
Il est
difficile de comprendre leur sacrifice, leur mépris pour les
« favorites » mais également pour toute forme de « tirage au
flanc », si on ne perçoit pas que c’est cet effort qu’elles
accomplissaient qui les grandissaient. Beaucoup faisaient ainsi
des kilomètres en mobylette par tous les temps et quel que soit
leur état de santé pour venir faire leur journée. Si leur
salaire était un peu plus élevé que le SMIC, il ne leur
permettait guère de se distinguer matériellement de celles qui
vivaient des aides sociales et des allocations familiales. Mais
ces femmes avaient comme elles le répétaient souvent « leur
fierté pour elle ».
Ethique impérative et éthique des biens
L’exemple du don du sang
et l’exemple de l’ethos fordien illustrent certains paradoxes
intrinsèques à l’éthique kantienne ou à la morale durkheimienne.
L’impératif catégorique ou le devoir moral peut non seulement ne
pas coïncider avec des objectifs de santé publique ou une
évolution souhaitable du monde qui nous entoure, mais il ne
s’évalue pas à l’aune de ses conséquences pratiques. L’idée de
faire dépendre la valeur morale de la volonté du niveau auquel
elle peut contribuer à « maintenir » ou à « favoriser » un
certain bien être social n’a absolument rien d’éthique au sens
kantien. C’est même un véritable contresens
que commettent souvent ceux qui, sous couvert d’un affichage
« éthique », plaident dans le sens qui convient à leurs intérêts
du moment. Ce qui donne à l’ouvrière fordienne sa « fierté »,
c’est d’abord la coupure qu’elle institue avec un ordre temporel
ou économique qui aurait pu l’inciter soit à rester chez elle en
bénéficiant des aides publiques soit à accepter la promotion
individuelle. Car l’éthique n’est pas sans lien comme le montre
Durkheim avec le sacré :
l’être moral est un être séparé.
Cette coupure qui autonomise le
comportement moral et lui donne sa prégnance dans l’agir, le
rend dans le même temps peu réactif aux contingences
historiques. Cette autonomie des ethos par rapport à
l’historicité conduit à ce que Pierre Bourdieu a nommé des
effets d’hysteresis
illustrée par le comportement de Don Quichotte qui se bat contre
des moulins à vent au nom d’une éthique chevaleresque. Comme le
montre finement Max Scheler l’éthique kantienne n’est pas une
« éthique des biens » ou une « éthique des buts », c’est-à-dire
une morale qui viserait à favoriser un certain état du monde
comme une meilleure répartition des richesses ou un certain
niveau de civilisation.
Une telle éthique non seulement s’anéantirait en se relativisant
mais perdrait toute capacité critique liée à l’autonomie de la
volonté : « Devant n’importe quel aspect de ce monde, nous ne
pourrions que nous incliner et accepter tout simplement
n’importe quelle tendance évolutive qu’il peut déceler ».
Le fait de lier comme
le font aujourd’hui un certain nombres d’entreprises l’éthique à
un certain état du monde souhaitable - diversité,
sécurité alimentaire, compétitivité, etc. - montre à l’évidence
que les morales ainsi prônées sont largement instrumentales.
Parmi les expressions les plus achevées de cette éthique des
biens, on trouve les « guides de bonnes pratiques » qui
fleurissent un peu partout à l’initiative des entreprises et qui
assurent non seulement que les biens ou les services répondent
aux différentes normes de sécurité en vigueur mais que les
salariés ont les « bons » comportements face à ces normes, et
enfin que les dirigeants en adoptant ces normes oeuvrent pour
l’intérêt de tous. Ces éthiques instrumentales ne visent le plus
souvent qu’à éviter les procès aux grandes firmes en dégageant
au maximum leurs responsabilités dans une société où la
juridicisation s’étend progressivement à tous les domaines de la
vie sociale.
Mais la confusion entre éthique impérative et éthique des biens
trouve également son fondement dans une illusion du sens commun
qui tend à ne voir dans les comportements moraux que le respect
des règles, c’est-à-dire à inverser le processus de construction
des faits moraux qui va des pratiques sociales aux modèles de
comportement.
Cette illusion a été analysée à maintes reprises par
Wittgenstein pour lequel « suivre une règle » est d’abord un
abus de langage : « Est-ce que ce que nous appelons « suivre
une règle » est quelque chose qu’un seul homme pourrait faire
une seule fois dans sa vie ? Et il s’agit là d’une remarque
concernant la grammaire de l’expression « suivre une règle ». Il
n’est pas possible qu’une seule fois un seul homme ait suivi une
règle. Il n’est pas possible qu’une seule fois une seule
communication ait été faite, un seul ordre donné, ou compris,
etc. Suivre une règle, communiquer quelque chose, donner un
ordre, jouer une partie d’échec, sont des coutumes (pratiques,
institutions) ».
La
plupart des gestes que l’on accomplit dans les interactions
quotidiennes supposent que l’autre se comporte par « devoir ».
Si tel n’était pas le cas, la vie en société deviendrait
impossible : il faudrait recompter sa monnaie, vérifier que le
journal que l’on vous vend n’est pas celui de la veille, que les
carnets de métro comportent bien 10 tickets, etc. Les
conventions libres entre individus n’ont de chance d’être
respectés que si elles correspondent chez les individus à un
« devoir social ». Toute charte ou toute réglementation
présuppose toujours les conditions de son application, c’est
ainsi l’on peut interpréter la formule « nul n’est censé ignorer
la loi ».
Or, tout se passe avec
les « codes de bonne conduite » comme si le salarié n’adoptait
pas spontanément dans leur travail et dans leur relation aux
autres un certain sens du « devoir » mais au contraire que les
« bons gestes » résultaient du suivi des règles édictées par les
« managers ». On se trouve dans une situation que Bateson a
théorisé sous le terme de « double contrainte ».
Le salarié doit pour ne pas être sanctionné faire semblant de se
conformer à un code de conduite extrêmement contraint et limité
alors que spontanément son « ethos » lui permettrait d’adopter
le « bon geste » aux différentes situations sociales qui
s’offrent à lui. Ces « codes de bonne conduite » ou ces
« bibles » peuvent lorsqu’ils sont appliqués à la lettre et sans
souplesse produire les mêmes effets que la « double contrainte »
et conduire aussi bien à des comportements « humoristiques »
jouant des paradoxes qu’ à des pathologies sociales.
Pour mettre en évidence certains aspects de ce phénomène, l’on
peut comparer ce qui se passe dans une supérette de village et
dans une chaîne de la grande distribution. Les caissières dans
une supérette de village ne sont pas contraintes par un code et
beaucoup de leurs comportements sont spontanées. Elles se
déplacent en rayon pour aller voir le prix des articles,
prennent le temps de bavarder avec les vieilles personnes et les
aident à remplir les chèques quand elles ont oublié leurs
lunettes. A l’inverse, si l’on se déplace vers les grands
centres urbains, les caissières de la grande distribution
perdent toute spontanéité dans les relations sociales pour
appliquer un code de bonne conduite que les directions leur
imposent et que l’on appelle le « cycle soleil ». Celui-ci
consiste à enchaîner en présence du client les comportement
suivant : « bonjour » -« regard »-« sourire »-« au revoir » et
« phrase de conclusion », et ce dans toutes les circonstances
même les moins appropriées. Ces nouvelles pratiques engendrent
ainsi des situations burlesques
dont chacun a pu être témoin. Si m’adressant à un salarié en
rayon je lui dis « Pardon pourriez-vous me dire où se trouve la
tapenade ? » je vais aussitôt enclencher le « cycle soleil »
avec un « Bonjour Monsieur » puis sourire et attente. Je suis
alors obligé pour répondre à cette nouvelle situation de dire
« Bonjour » et de reformuler ma question. Il est évident que le
ou la salariée peut jouer de cette situation et détourner la
règle instituée en une sorte de pastiche d’interaction.
A la différence des systèmes traditionnels où les contrôles
portaient uniquement sur le produit fini, ces systèmes dits de
« bonnes conduites » mettent en place un contrôle généralisé des
faits et gestes des salariés. L’analyse sociologique
des comportement liés à la mise en place de ces « codes de
bonnes conduites » peut révéler selon les contextes, un
contournement de ses règles dont l’application pourrait conduire
à un théâtre de l’absurde ou à un stress mal supporté par les
salariés. Les salariés doivent aujourd’hui arbitrer
continuellement entre leur éthique professionnelle qui leur
commande de déployer leur savoir-faire et un ensemble de tâches
administratives qui, tel le tonneau des danaïdes, ne semble
jamais avoir de fin, et que faute de temps ou de moyens adaptés,
on remet à plus tard s’exposant par là même, à des contrôles
inopinés et à des sanctions. Il en va ainsi dans les restaurants
scolaires, où les cuisiniers n’ont plus seulement à préparer les
plats et à respecter les règles d’hygiène élémentaires mais
également à redoubler le moindre de leur geste par une
littérature où ils indiquent ce qu’ils font (ex : température
des chambres froides, température de chaque produit sorti du
four, etc.). A ces formes d’autocontrôle se rattachent des
formes de contrôle direct sur les pratiques des autres salariés.
C’est ainsi qu’à la livraison de produits frais, les salariés
chargés de la réception doivent monter dans les camions
frigorifiques pour vérifier la température. Mais c’est s’engager
dans un processus qui tel le raisonnement ad infinitum
annule la règle qu’il prétend poser. La plupart des salariés
refusent de s’engager dans un tel processus et se contentent de
faire confiance au conducteur, car s’il ne le faisait pas ce
serait admettre qu’il puisse ne pas accomplir son devoir, et ce
raisonnement pourrait s’étendre à la personne qui l’a précédée
et ainsi de suite.
Ces
formes de contrôle et d’autocontrôle sont renforcées par des
audits et des processus de surveillance. C’est ainsi que se sont
multipliés les caméras de vidéo surveillance dans les ateliers,
la GPS pour suivre les conducteurs routiers, le suivi
informatique des phases de fabrication, les « clients mystères
dans les grandes surfaces » et parfois des systèmes d’écoute
téléphonique comme dans les centres d’appel, etc. En faisant de
chaque salarié un suspect provisoire, ces pratiques de
management confèrent au salarié le sentiment d’une faute
originelle qu’il doit sans cesse combattre en apportant la
preuve de sa « bonne conduite » selon le slogan « dire ce que
vous faites, faire ce que vous dites, et en apporter la
preuve ». La présomption d’innocence s’inverse pour devenir une
présomption de culpabilité. Les collectifs de travail trouvent
le plus souvent spontanément des parades à ces règles qui, si on
les suivait à la lettre, interdiraient toute spontanéité, toute
créativité mais aussi gêneraient considérablement les tâches à
faire. Mais, là où les collectifs sont fragiles parce que
constitués de salariés ayant des statuts différents (CDI, CDD,
salariés temporaires, salariés à temps partiel), des formations
professionnelles plus ou moins adéquates, dans un contexte
économique d’incertitude très élevé, l’omniprésence de ces codes
et de ces contrôles peut conduire à de véritables pathologies
sociales : turn-over, absentéisme, mais également tentatives de
suicide sur le lieu de travail.
Comme le note
Christophe Dejours, le suicide sur le lieu de travail ou à
proximité est un phénomène cliniquement nouveau qui remonte à la
fin des années quatre-vingt dix.
L’étude menée par l’inspection médicale du travail en
Basse-Normandie sur les suicides des salariés sur leur lieu de
travail révèle que, dans près d’un cas sur deux, ce suicide
trouve une de ses causes dans les conditions de travail et
s’apparente à ce que nous avons appelé une « blessure morale »
: « ce qui paraît essentiel dans le passage à l'acte est
l'isolement de la personne dans un système où il ne peut plus se
raccrocher, ni à son travail qu'il ne maîtrise plus, ni à ses
valeurs qui sont battues en brèche. Il n'est plus reconnu,
il ne peut plus trouver d'aide parmi les collègues de travail,
la hiérarchie devient indifférente sinon hostile… la personne
perd pied ».
La juste mesure des rapports sociaux
Il serait cependant maladroit de ne pas chercher
à comprendre sociologiquement le développement récent de cette
abondance de codes et de chartes au niveau des entreprises. Si
les nouveaux managers ressentent un tel besoin de réglementer
les pratiques de leurs salariés et leurs relations avec leurs
partenaires, c’est évidemment que tout ne se passe pas
conformément à ce qu’ils souhaiteraient. Le rappel de 158000
véhicules Volvo en 2006 mais également le rappel quasi quotidien
par les différentes firmes de produits défectueux en Europe,
montrent que les nouveaux processus de production basés sur le
« juste à temps » et l’assemblage d’éléments produits aux quatre
coins du monde, sont à l’origine de risques industriels qui sont
difficilement solubles dans une société libérale avancée où le
système d’externalisation et de sous-traitance en cascade est
devenu la règle. Même dans les domaines où il est le plus avancé
comme la logistique, le contrôle des activités en amont ou en
aval – code barre, standardisation des emballages,
informatisation des flux, etc. - se heurte aux réalités des
rapports de force économiques et aux aléas de la vie quotidienne
–panne de camion, accidents de toute sorte, etc. - qui font que
les entreprises ne peuvent jamais d’une manière totalement
optimale gérer leur approvisionnement ou l’écoulement de leur
stock.
Une partie du problème
tient à ce que Marx a identifié comme une contradiction au sein
du capitalisme entre une organisation productive au sein des
entreprises qui peut toujours se régler a priori et de manière
relativement optimum, et une organisation mondiale de la
production dont la régulation étant soumise aux lois du marché
et de la concurrence ne se fait jamais qu’a posteriori.
Il faut donc que les « crises » éclatent pour que les pouvoirs
publics ou les industriels en prennent la mesure et tentent d’y
remédier. On pense naturellement au réchauffement climatique, au
scandale de la « vache folle », au marché du sang ou des
organes, aux différentes crises financières, etc.
Une autre partie du problème tient à ce que cette contradiction
entre comportements réglés et prévisibles et comportements non
réglés dont on ne peut mesurer la justesse qu’a posteriori
existent contrairement à l’analyse marxiste au sein même de
toute organisation du travail. Dans notre exemple du départ, le
comportement de la caissière est relativement prévisible car il
se déroule aux yeux de tous sur une « scène » où chaque acteur
est appelé à jouer son rôle sans pouvoir reculer. Il n’en va pas
de même pour ce qui concerne le collègue se trouvant en rayon.
Si la caissière occupe le devant de la scène, lui se trouve dans
les coulisses, occupé à quelque tâche. Ce collègue peut être en
train de renseigner un client, et dans ce cas il se trouve dans
la même situation que la caissière. Il peut être en pause ou en
réunion avec son « chef ». En l’appelant, la caissière crée ce
que Burt nomme un « trou structural »
qui met le salarié à la croisée de deux impératifs. Cette
situation ne peut être aisément résolue dans une perspective
kantienne car de quelque côté qu’il se tourne, le salarié risque
de trahir un impératif catégorique. Cette incertitude est au
fondement d’un certain pouvoir d’arbitrage. La durée de la file
d’attente sera fonction de ce pouvoir. Il pourra interrompre une
conversation déplaisante avec son « chef » pour voler au secours
de la caissière ou prolonger un peu sa pause et amplifier la
file d’attente. Il existe certaines entreprises qui, pour
résoudre ce genre de conflit, mettent en place des « salariés »
qu’on affuble de rollers pour donner l’impression à la clientèle
d’une véritable célérité. Mais, à l’image du sourire
compatissant de la caissière, les rollers n’ont qu’un sens
métaphorique, ils signifient simplement que l’on fait le maximum
pour diminuer le temps d’attente.
Ce
pouvoir d’arbitrage, la caissière doit en tenir compte. Pour
limiter l’attente, elle doit éviter de se montrer agressive
envers son collègue. Mais si la situation se prolonge, il
arrivera un moment où l’on débouchera sur une crise,
c’est-à-dire une situation où la morale est mise en défaut. S’il
existe une forme de solidarité obligée entre la caissière et son
client, la relation entre la caissière et son collègue est
assortie d’une incertitude qui peut conduire au conflit. La
première relation se déroule dans la zone du devoir, par contre
la seconde se déroule dans la zone du pouvoir. Si le
comportement de la caissière est donc facilement analysable dans
le cadre de la sociologie morale et de l’éthique kantienne, il
n’en va de même pour celle du collègue. Pourtant, cette
situation soulève les questions les plus intéressantes car elle
subsume tous les cas où il existe une asymétrie situationnelle,
c’est-à-dire tous les cas où un pouvoir entre en jeu, et on sait
que ces situations constituent un aspect essentiel des relations
sociales.
Les relations
asymétriques échappent-elles au règne de la morale ? Il semble
évident que chez Kant, les relations de pouvoir transformant les
hommes en moyens ne peuvent être qu’amorales. Chez Durkheim,
les relations de pouvoir qui sont circonscrites sociologiquement
aux relations d’autorité relèvent très nettement de la
sociologie morale. L’obéissance et le commandement impliquent un
certain « devoir être » social. Cependant pour Durkheim ce
« devoir être » social a disparu dans les sociétés capitalistes
où ne règnent le plus souvent dans les rapports
employeurs/salariés que la force ce qu’il dénomme le travail
« contraint ».
Le droit du travail naissant à l’époque de Durkheim a tout au
long du 20ème siècle précisé les contours du « devoir
moral » de l’employeur que l’on peut étendre aisément à toute
personne qui détient un pouvoir. Traditionnellement, c’est la
notion d’abus de pouvoir qui est utilisée par les juristes pour
interpréter les relations liées à la subordination. C’est ainsi
que jusqu’à la loi de 1973 sur la cause réelle et sérieuse du
licenciement, les conseils de prud’hommes ont dû apprécier si
l’employeur s’était comporté lors d’un congédiement en « bon »
patron, c’est-à-dire en n’abusant pas de son pouvoir. L’étude de
la jurisprudence sur la notion d’abus de droit, montre que les
juges prud’homaux acceptent comme un sorte de principe de base
qu’il existe dans des situations aussi asymétriques que celles
du rapport employeur/salarié, une manière de « bien » ou de
« mal » se comporter. Ils adoptent ainsi sans le savoir la
position développée par Max Scheler
pour lequel l’impératif moral peut se décliner aussi bien sous
la forme « tu dois faire le bien » que sous celle « tu ne dois
pas faire le mal ».
L’analyse qui ressort de la jurisprudence des tribunaux peut
ainsi être transposée à la situation opposant la caissière à sa
collègue. On peut montrer qu’il s’agit d’un fait moral, car
chacun a appris par la pratique ce que ce serait de « mal » se
comporter dans un tel cas. La jurisprudence identifie trois
formes principales d’abus. Le premier tient à l’intention de
nuire. Le salarié fait attendre la caissière pour se venger
parce qu’elle a repoussé ses avances. La seconde tient à la
mauvaise foi. Le salarié fait attendre la caissière en
prétendant qu’il est occupé. La troisième relève de la légèreté
blâmable. L’arbitrage auquel procède le salarié entre ses
impératifs ne relève pas de la juste mesure qu’il conviendrait
d’adopter en pareil cas. Ainsi plutôt que de répondre
immédiatement, il prolonge sa conversation avec une jeune et
jolie cliente qui lui demande un renseignement.
On est libre d’imaginer d’autres exemples. A chaque fois, on
pourra déduire si le salarié a ou non abusé de son « pouvoir »
sans pour autant que l’on puisse fixer en ce domaine, un
catalogue de règles à respecter tant les configurations sont
nombreuses. On rejoint ici ce qui caractérise le fait moral en
opposition avec le fait juridique : la morale est une raison
pratique que l’on ne peut enfermer dans des règlements trop
précis sous peine de la dénaturer.
En fait, comme le montre cet exemple les relations de pouvoir
n’échappent pas à la « morale ». Les asymétries situationnelles
ne sont pas un frein au comportement moral dès lors que celui
qui détient un pouvoir se comporte « librement » au sens
kantien, c’est-à-dire en ne tenant pas compte de l’avantage
immédiat qu’il peut tirer de la situation et en s’élevant
au-dessus des préjugés de sa classe pour considérer la situation
du côté de la scène et du côté des coulisses, et y apporter la
juste mesure.
Pour conclure
La fin du fordisme
et l’apparition de nouveaux modes de gestion du personnel basés
sur la flexibilité ont rompu les différents pactes sociaux qui
étaient fondés sur la relation durable à l’entreprise pour
ouvrir une sorte de boîte de Pandore : Comment être sûr que des
salariés dont le statut est souvent précaire et qui sont peu ou
pas du tout intégrés à l’entreprise, accomplissent au mieux les
tâches qu’on leur confie ? Dans les premières phases du
capitalisme où il s’est agi d’intégrer des salariés issus de la
paysannerie attachée à une éthique traditionnelle, la solution
au problème a été le fruit de ce que Georges Canguilhem nomme
l’illusion techniciste qui consiste à « concevoir l’homme comme
une machine à embrayer correctement sur d’autres machines ».
Ce système mettant entre parenthèse l’homme et la question de
l’éthique au travail, se concentrait uniquement sur
l’articulation entre un « vivant simplifié» réduit à des
processus physiologiques et une « machine » comme processus
technique.
Le
nouveau management ne peut à la différence du taylorisme mettre
entre parenthèse les problèmes d’éthique dans un environnement
où la judiciarisation de la société est une véritable menace
pour les grandes firmes. L’autocontrôle, le contrôle interne et
le contrôle externe sont les moyens les plus couramment utilisés
pour aboutir à ce résultat. Il s’agit d’une illusion
normative qui fait dépendre les pratiques de l’application de
normes. L’idée que les bonnes pratiques découleraient des règles
inscrites dans des chartes ou dans des règlements assorties de
sanctions, a contre elle l’évidence sociale que des notions
telle l’égalité de tous les citoyens dans l’accès aux biens et
aux services qui est inscrite depuis longtemps au fronton de nos
édifices, reste aujourd’hui encore un droit à conquérir dans de
nombreuses sphères du social, y compris l’entreprise. Les bonnes
pratiques découlent tout simplement de leur usage renouvelé au
sein d’environnements sociaux stables.
Un véritable apprentissage, c’est-à-dire un apprentissage
suffisamment long pour qu’il puisse produire des effets
durables, le respect du salarié, une organisation du travail qui
facilite l’émergence d’une conscience collective sont encore les
moyens les plus sûrs d’obtenir du salarié qu’il accomplisse sa
tâche. C’est encore cette éthique qui inspire nombre
d’employeurs de petites et de moyennes entreprises qui sont au
contact quotidien avec leurs salariés. Comme l’explique un
employeur d’une entreprise de transport : « Moi je traite mes
salariés comme j’aimerais être traité. Ils ont des camions assez
vastes et assez confortables pour pouvoir y dormir, regarder la
télévision, se faire chauffer un plat, et se mettre à leur aise.
On se débrouille toujours pour que les tournées leur conviennent
c’est-à-dire leur permettent de gagner leur vie honnêtement tout
en étant rentables pour l’entreprise. Ici, on n’a pas besoin de
norme iso, car la qualité que j’assure tous les jours à mes
clients, elle vient du respect que je manifeste à mes salariés.
Si le salarié est respecté, il vous respectera et ne vous
enverra pas balader le jour où vous aurez besoin de lui demander
un plus » (entretien avec un directeur d’entreprise de la région
nantaise).
En rupture et en
continuité avec la philosophie kantienne, la sociologie
classique a tenté de rendre compte des actions sociales en
remontant aux raisons pratiques qui les inspirent. C’est le
projet même d’une anthropologie c’est-à-dire celle d’une
« connaissance pragmatique » qui vise l’exploration de ce que «
l’homme, comme être agissant par liberté, fait ou peut et doit
faire de lui-même ».
Les deux termes existent dans la tradition sociologique
et sont utilisés de manière relativement identiques.
En grec ancien, éthos signifiait mœurs ou coutume et
éthos signifiait « manière d’être ».
Les comportements des salariés peuvent être encadrés par
des protocoles ou des règlements intérieurs assortis de
sanctions. Le salarié peut alors se conformer à ces
règlements par anticipation de la sanction.
Emile Durkheim , « Détermination du fait moral », in
Sociologie et philosophie, Paris, PUF, coll.
Quadrige, 1996, p.60.
Nous ne discuterons pas dans ce paragraphe la position
de Weber qui tout en empruntant au kantisme s’en détache
assez fortement sans rompre jamais totalement le lien
qui l’unit au philosophe voir à ce sujet P.Ladrière
« La théorie de l’action dans l’explication wébérienne
de la modernité » in P. Ladrière et P.Pharo (dir.),
La théorie de l’action. Le sujet pratique en débat ,
1993, Paris, Presses du CNRS, p.197-221.
E. Kant, Fondement pour la métaphysique des mœurs,
Paris, Hatier, 2000, p.9.
E. Kant, op.cit., p.10.
E. Kant, op. cit., p.21.
E.Kant, op.cit., p.70.
La notion de devoir implique que l’on se fasse
violence car notre nature sensible peut se laisser
distraire par les éléments de contexte - fatigue,
chaleur, irritation, bruit, etc. – et étouffer la loi
morale.
E.Durkheim, op.cit., p.60.
P. Ladrière, “Durkheim lecteur de Kant”, in
S.Bateman-Novaes, R.Ogien, P.Pharo, Raison pratique
et sociologie de l’éthique, Paris, CNRS éditions,
2000, p.37.
E.Durkheim, op. cit., p.75.
E.Kant, op.cit ., p.85.
E.Durkheim, op. cit., p.81.
La file d’attente étant liée analytiquement au fait que
le client ait pris un produit sans étiquette, on
pourrait être tenté de n’y voir qu’un fait social. Mais
la réprobation qui s’attache à ce « manque de conduite »
- le client aurait dû se montrer attentif – porte
indéniablement la marque du fait social.
E.Durkheim, op. cit., p.75.
P.Cam, Le sang: un don sans contre don? (What
is the countergift for giving blood ?), Droit et Société,
1994, n°28.
Au début des années quatre-vingt dix, le questionnement
était basique : Avez-vous eu des relations avec une
prostituée ? Une personne du même sexe ? Avez-vous
l’habitude de vous prostituer ?etc. Si la personne
répondait à un ou plusieurs de ces critères, elle était
écartée derechef du don. Pour éviter toute discussion un
peu pénible, le responsable à l’accueil exhibait les
textes rappelant les interdictions liées au principe de
précaution.
A.Smith, La richesse des nations, Paris, Flammarion,
Tome 1, 1991.
Elles avaient une pause de 10 minutes. Celles qui
s’attardaient étaient rappelés à l’ordre et pouvaient
selon les cas faire l’objet d’avertissement.
E. Durkheim, De la division du travail social, Paris,
PUF, 4ème édition 1994, p.79 et suiv.
M.Scheler, op.cit., p..35.
Durkheim,op.cit., p.51.
P. Bourdieu, Le bal des célibataires, Paris, Seuil,
2002.
M.Scheler, Le formalisme en éthique et l’éthique
matériale des valeurs, Paris, Gallimard, 1955, pp.34-36.
M. Scheler
Il en va ainsi pour la charte « des diversités » dont
l’argumentaire développé par Claude Bebear et Yazid
Zabeg fait appel essentiellement à l’intérêt bien
compris des entreprises : « La Charte de la diversité
dans l’entreprise repose sur une idée simple. Nos entreprises ont intérêt à refléter la
diversité de la société dans laquelle elles sont
implantées ».
Une partie de l’œuvre de Durkheim n’échappe pas à
l’illusion du sens commun et très souvent chez lui les
règles de droit sont perçus comme une objectivation des
ethos.
L.Wittgenstein cité par J. Bouveresse, Le mythe de
l’intériorité, Paris, Editions de Minuit, 1976, p.548.
Gregory Bateson, « Vers une théorie de la schizophrènie »,
in Vers une écologie de l’esprit. Ed du Seuil,
1980.
Ces situations sont burlesques parce qu’elles dérogent
aux « ethos » ou aux manières d’agir habituelles dans
les lieux publics : café, bibliothèque municipale,
piscine, etc.
S.Bareau, La qualité et l’hygiène au cœur des
préoccupations de la grande distribution, Mémoire de
Master, Université de Nantes, 2006.
C. Dejours, « Suicide dans l’entreprise, l’ultime
témoignage » in, Les nouveaux visages du travail, Le
Journal du CNRS - N°184 - mai 2005.
Dr M. Gournay, Dr F. Laniece, Dr I. Kryvenac, Étude des
suicides liés au travail en Basse-Normandie, DRTEFP,
Basse-Normandie, Juin 2003.
K.Marx, Le Capital, Chapitre 14, 4ème
section, Livre premier.
Tome II, Paris, Éditions sociales, 1948.
Burt Ronald, 1995, « Le capital social, les trous
structuraux et l’entrepreneur », Revue française de
sociologie, 36 (4), 599-628.
E.Durkheim, De la division du travail social, op.cit.,
préface de la seconde édition, p.II.
E.Durkheim, De la division du travail social, op.cit.,
pp.367 et suiv.
M.Scheler, op.cit., p.181 et suiv.
G.Canguilhem, « Milieu et Normes de l’Homme au Travail
», les Cahiers de Sociologie,, Seuil, Vol III, 1947.
E.Kant, Anthropologie, Paris, Flammarion, 1993, p.41.
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