Le
comportement
de
modération
Rêver
petit ou
l’arrangement
des
rêves

Un
ouvrage
d’Anne
Chaté
L’Harmattan,
coll.
"Logiques
sociales",
2007,
153 p.,
15
Par
Frédérique
Giraud
« Eh
bien,
dit
George,
on aura
un grand
potager,
et un
clapier
à lapins
et des
poulets.
Et quand
il
pleuvra,
l’hiver,
on
dira :
l’travail,
on s’en
fout ;
et on
allumera
du feu
dans le
poêle,
et on
s’assoira
autour,
et on
écoutera
la pluie
tomber
sur le
toit...
merde ! » [1]
Le rêve
de
Lennie
et de
George
est-il
un petit
rêve ?
se
demande
Anne
Chaté [2]
(p. 22)
Peut-on
déceler
ici un
comportement
de
modération ?
Lennie
et
George
feraient-ils
partie
de ceux
qui
préfèrent
se fixer
des
ambitions
modestes ?
L’enjeu
de
l’ouvrage
d’Anne
Chaté,
est de
« penser
le petit
rêve »
(p. 27),
les
« ambitions
restreintes »
(p. 31)
,
c’est-à-dire
de se
poser la
question
suivante
« comment
peut-on
expliquer
la
modestie
des
ambitions
dès lors
qu’elle
ne se
résume
pas à
une
soumission
aveugle
de
l’individu
à
l’ordre
social
ou
idéologique ? »
(p. 22)
Mécanisme
intérieur,
le rêve
est
difficilement
atteignable
pour le
sociologue.
Celui
qui rêve
petit
passe
inaperçu
à côté
de
l’ambitieux,
et cette
attitude
est
justement
restée
ignorée
des
sociologues.
Quelles
sont les
modalités
de cette
modération ?
A quoi
se
remarque-t-elle ?
D’abord
dans la
célébration
de
l’ordinaire,
de
gestes
minuscules,
de
scènes
du
quotidien,
elle
s’incarne
également
dans la
célébration
de ceux
qui
assument
une vie
ordinaire.
Elle
peut
s’expliquer
par un
évènement
traumatique,
ou la
conscience
de la
petitesse
des
ressources
disponibles.
L’univers
des
loisirs
manuels,
la
maison
peuvent
servir
de
repli.
La
première
partie
l’ouvrage
brosse
plusieurs
manières
de vivre
cette
modération.
La
seconde
partie
s’intéresse
aux
conséquences,
à la
fois
individuelles
et
collectives,
de cette
posture.
Pour
plusieurs
raisons,
le
« petit
rêve »
comporte
des
avantages.
Même
s’il est
petit,
le rêve
ancre
l’individu
dans un
projet.
Le
collectionneur,
par
exemple,
tient
grâce à
sa
collection,
un sens
à donner
à sa
vie.
Même
mineur,
l’enjeu
offre un
rôle,
une
identité
et cet
ancrage
correspond
à un
besoin
profond
de
l’homme,
qui
éprouve
ainsi le
sentiment
de
compter
pour les
autres.
le
deuxième
avantage
majeur
du petit
rêve est
qu’il
reste
accessible,
ce qui
protège
de la
déception,
de la
frustration,
de
l’envie,
de la
fuite
dans
l’imaginaire
ainsi
que le
détaille
Anne
Chaté.
La
modération
des
ambitions
offre à
la fois
les
avantages
de
posséder
un
projet,
de le
défendre,
sans
apporter
les
inconvénients
des
rêves
trop
grands.
Anne
Chaté ne
le cite
pas,
mais on
pourrait
vraisemblablement
sans
trahir
sa
pensée,
comprendre
cette
attitude
à partir
de
Durkheim.
Celui-ci
ne
rappelait-il
pas dans
Le
Suicide [3],
en en
faisant
une
catégorie
à part
entière
appelée
suicide
anomique,
que les
périodes
de
prospérité,
en
tendant
à
accroître
les
ambitions
et les
aspirations
des
individus
et donc
aussi
les
déceptions
et
l’insatisfaction,
avaient
pour
conséquence
une
augmentation
systématique
des taux
de
suicide ?
Mettre
en avant
les
avantages
de ce
comportement
de
modération,
permet à
l’auteure
de ne
pas y
voir une
idéologie
qui
serait
produite
par les
dominants.
Pourtant
Anne
Chaté
distingue
trois
aspects
négatifs
de cette
modération
des
attentes.
Tout
d’abord,
force
est de
constater,
qu’elle
consiste
en une
privation
de
chance.
Le
« petit
rêve »
fait
courir
le
risque à
l’individu
de ne
pas
tenter
sa
chance.
Attitude
de frein
à
l’innovation
et
valorisation
de
l’immobilisme,
elle
peut
également
être lue
en
termes
d’escapisme [4],
c’est-à-dire
comme la
décision
de se
soustraire
à une
société.
Mais
n’est-ce
pas
aussi là
une voie
d’accès
à un
bonheur
relatif ?
se
demande
l’auteure
en
conclusion
de sa
deuxième
partie.
Surplombant
les
analyses
menées
en
première
et
seconde
partie,
Anne
Chaté
fait
état de
la
condamnation
théorique
et
sociale
du
comportement
de
modération.
Vue
comme
tiédeur,
voire
dénoncée
comme
médiocrité,
l’ambition
modeste
serait
indolente.
Satisfaction
factice
en
quelque
sorte,
l’attitude
de
modération
serait
un
comportement
qui
favoriserait
de fait
la
domination.
L’argumentation
de
l’auteure
s’appuie
beaucoup
sur des
extraits
de
roman, à
l’aide
desquels
elle
illustre
les
comportements
décrits.
Se
référant
également
à des
extraits
d’entretien
d’autres
enquêtes,
notamment
à celle
menée
sous la
direction
de
Gollac
et
Baudelot,
Travailler
pour
être
heureux ? [5].
Pourtant
l’ouvrage
aurait
été plus
riche si
une
enquête
avait
été
menée
spécifiquement
pour
cette
thématique.
On ne
peut
qu’espérer
une
suite
plus
empirique
de
l’ouvrage,
qui
permette
de
toucher
du doigt
les
« petits
rêves »
de
quelques
enquêtés,
ce qui
permettrait
également
de
travailler
plus les
différences
sociales
et
genrées
d’une
telle
attitude
de
modération.
[1]
Steinbeck,
John,
Des
souris
et des
hommes,
Folio,
Gallimard,
Paris,
1989,
(1949),
pp.
46-48
[2]
Anne
Chaté a
publié
en 2005
" Villa
Mon Rêve
", " Ker
Lulu " -
Analyse
sociologique
des noms
de
maison,
chez
L’Harmattan.
[3]
Durkheim,
Emile,
Le
Suicide,
Collection
Quadrige,
Puf,
Paris,
2007
(1897)
[4]
Boudon,
Raymond,
Bourricaud,
François,
Dictionnaire
critique
de la
sociologie,
Quadrige,
Puf,
2000, p.
100
[5]
Baudelot,
Christian,
Gollac,
Michel,
Travailler
pour
être
heureux ?
Le
bonheur
et le
travail
en
France,
Fayard,
Paris,
2003