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UNIVERSITE DE NANTES
COURS Expertise des Professions
et Institutions de la Culture-
2005-6,
Joëlle Deniot, Jacky Réault
_____________________________
25 ans de régression culturelle
enthousiaste
Conférence présentée à Nantes
par Jacques BERTIN[1]
Auteur, Compositeur, Interprète
et Journaliste Culturel
__________________________
J’avais imaginé d’intituler
cette intervention : 25 ans
de régression culturelle
enthousiaste. Je vais vous
présenter quelques thèses, sous
forme de paragraphes parfois
autonomes, certains liés entre
eux. J’espère que mes
convictions ne l’emporteront pas
trop sur la simple raison ; et
aussi que vous pourrez me
suivre. D’après moi - quarante
ans de vie d’artiste non
subventionné, douze ans chef de
service « culture » dans un
journal - il y a beau temps que
les artistes et professionnels
de la culture ne dérangent plus
l’ordre établi.
Il y a environ trente ans que la
droite a compris qu’avec de
l’argent on ferait taire les
artistes, ceux-là même qui
inquiétaient tant dans les
années 60. Il me semble que
c’est l’arrivée de Carignon à la
mairie de Grenoble, en 1980
(81 ?) qui marque ce moment
charnière, lorsqu’aux
observateurs médusés, il a
annoncé : je ne sacquerai pas la
culture, au contraire. On les a
eu par l’argent, par les
équipements, les honneurs (dont
le médiatique…) ; on les a eu
par les « projets » (j’en
reparlerai).
- Les équipements. Pendant les
trois dernières décennies, on a
considérablement développé le
nombre des « équipements ». Il
me semble que peut-être cela a
aidé à éluder le problème de
fond : quelle politique
culturelle ? La multiplication
aussi des candidats aux
professions artistiques et
culturelles (la concurrence
entre eux) agit en faveur du
conformisme.
- On a vu se former une caste de
récipiendaires tenant de
l’aventurier officiel, parlant
haut, et plutôt inattaquables.
Dans les années 90, les
dépassements de budgets, les
extravagances, les scandales
furent innombrables. Mais jamais
sanctionnés. Le directeur mis en
cause se défendait dans les
journaux parisiens. Puis son
successeur se taisait, par peur
des représailles. Aujourd’hui,
de tels scandales semblent avoir
disparu. Soit parce qu’on est
devenu raisonnable, soit parce
qu’ils ont gagné collectivement.
Ils : ceux qui ont eu, par
exemple, la peau de Catherine
Trautmann.
Témoignage de journaliste : Il
n’y a pas dans ce pays de
journalistes culturels. Il y a
des nuées de
candidats-critiques. On fait du
portrait, des sélections, etc.
Pas d’enquête sur la production,
la diffusion, les lois, etc. La
multiplication des écoles de
formation de journalistes met
sur le marché des jeunes gens
par centaines, qui vivent de
piges et feraient n’importe quoi
pour placer un papier et trouver
un emploi permanent. D’où la
tyrannie intellectuelle des
patrons (pas les capitalistes !
Juste les rédac-chef…) Et une
docilité obligée des jeunes aux
idées, fantasmes, valeurs de
leurs aînés. Toute leur énergie
est occupée à tenter de
s’intégrer. On ne peut compter
sur eux pour se révolter.
Ce qui frappe, aussi, c’est
l’unanimité apparente du
secteur. Aucun courant
contestataire. En vingt ans,
aucun texte, n’est arrivé
jusqu’à moi, excepté une
pétition que j’avais écrite et
lancée… moi-même, « pour un
service public au service du
public ». Débat d’idées ? Zéro.
Jadis, une des caractéristiques
du secteur était le dévouement,
ou le désintéressement. Mais le
dévouement n’est envisageable
que s’il s’agit d’œuvrer à une
libération collective ! Or,
depuis vingt-cinq ans, il n’est
plus question de libération par
la culture, ni même de progrès
du peuple, ou de changer le
monde !
- Des dévouements, du
désintéressement, la France en
est pleine. Dans les
associations d’entraide, de
convivialité, d’humanitaire. Et
il est triste de constater que
dans la culture, il n’y en a
plus guère. Je ne vais plus à la
Scène nationale. Pourquoi ?
L’exaltation du forum, le
sentiment que nous avions
d’avancer ensemble, de faire de
la société, a été remplacée par
des successions de bonnes
soirées avec des successions
d’expressions individuelles…
Alors à quoi bon ?
Vous avez remarqué que j’ai
prononcé le mot : peuple. Ce mot
ne se prononce plus, dans ces
milieux. Ce serait populiste… Ce
qui fait que la phrase de Brecht
(« Si le peuple n’est pas
d’accord avec le Parti, il n’y a
qu’à dissoudre le peuple ! »),
qui était naguère un gag, est
devenue une réalité.
- Les professions du spectacle
et de la culture en général sont
des professions qui, par
elles-mêmes encouragent pas mal
le narcissisme et
l’irresponsabilité. Jadis, elles
étaient encadrées par des vieux
qui ramenaient les choses aux
proportions du passé, de
l’histoire de la société, de la
réalité. Et il y avait
évidemment les causes, les
idéaux, la société,
ultraprésente, le syndicat, les
associations, les partis, les
curés, etc. Tout cela retenait
le narcissisme dans des
proportions correctes. Mais
c’est terminé.
- Dans la culture, on a assisté
à une personnalisation des
carrières, et, dans le même
temps, à une bataille
corporatiste. Corporation contre
corporation : les théâtreux,
d’abord, qui, il faut bien le
dire, et grâce à l’ancienne
action désintéressée, elle, des
fondateurs de la
Décentralisation, ont tout
ramassé, salles et budgets… Puis
le Théâtre de rue, puis la
Danse, etc. Ce furieux combat
d’ambitions a tenu lieu de
politique culturelle, depuis
vingt-cinq ans.
- A partir de 1981, avec un
mouvement d’accélération
constant, le Ministère de la
culture a été remplacé par le
Ministère « des artistes », ou
« de la Création ». Dans les
villes, il fallait que les
« artistes » remplacent les
« bureaucrates » - donc on a
supprimé les animateurs. Et
maintenant, ce sont les
inventeurs d’événements, qui
sont prisés.
Pour moi, la culture ne se
réduit pas aux œuvres, ni aux
artistes, ni aux « Créateurs »…
Mais elle contient : la prise de
parole publique, et privée, la
vie en association, les rapports
sociaux, les patrimoines,
l’Histoire, les œuvres d’arts,
les pratiques artistiques, y
compris amateures,
l’apprentissage du public, la
science, les sciences humaines,
la politique, bien d’autres
choses encore ; bref, tout ce
qui intéresse l’esprit humain.
C’était le but, jadis, des
Maisons de la culture, qui ont
été détournées de ces missions,
après 1981. Il est curieux que
les Scènes nationales soient
aujourd’hui étroitement
spécialisées dans quelques-unes
de ces disciplines et activités.
Et dans la représentation (le
mot scène à la place du mot
maison…). J’y vois une volonté
assez claire de ne pas
travailler à l’émancipation du
peuple, ou du public. Donc une
trahison.
- Les mairies, les conseils
régionaux et généraux, tout le
monde a suivi. La France de la
cultur officielle a désormais la
religion de l’artiste et de
l’œuvre. Ce que Robert Abirached
appelle : « Une noria de
simulacres instantanés ». « J’ai
horreur des gens qui
creusent leur sillon » avait
proclamé un Nantais,
organisateur connu de simulacres
instantanés, dont la Nuit
blanche parisienne du week-end
dernier.
- La boulimie de consommation
d’œuvres va avec la boulimie de
production, et la légitimité
absolue de la Création
d’œuvres : c’est bon puisque
c’est de l’art. Attaquer les
artistes ou seulement prétendre
diminuer la vitesse
d’accélération de
l’encouragement, ou poser des
questions vicieuses sur le but,
c’est mal. Refuser de
subventionner une œuvre d’art,
c’est déjà de la censure… Etre
contre les artistes
réactionnaires, c’est déjà être
populiste. Lutter contre le mal
dans la culture serait déjà une
forme de Jdanovisme, donc de
tyrannie. La liberté du citoyen
s’arrête où commence celle de
l’autre, tandis que la liberté
de l’artiste ne doit pas être
contenue.
- Mais cette obsession de
l’œuvre est le signe d’un repli.
Ce repli est celui des individus
autant que de la société. On ne
va pas tenter de changer le
monde, on va tenter de passer
une bonne soirée. Il y a de plus
en plus de gens qui s’expriment.
Mais ils jouent un jeu
personnel, insistent sur la
dimension perso-sans-prétention
de leur propos… Et exigent
pourtant l’argent collectif pour
le financer.
- D’où mon sentiment d’assister
à une régression enthousiaste,
juste perturbée par des cris
d’une allégresse de plus en plus
molle toutefois. Lorsque je dis
régression, je ne parle pas du
fait que nos plasticiens ne sont
pas très cotés aux Etats-Unis,
ou nos rockers à Londres.
Régression, c’est une apothéose
de culture signifiant : on ne
compte plus sur la culture pour
fonder la société ; la culture
c’est pas ça qui va changer le
monde ! Ni nos âmes ! Puis le
public va se coucher, tout ça
n’ayant pas tellement
d’importance. Le lendemain tout
est oublié.
- La régression vient aussi du
manque de foi que nous avons,
collectivement, dans la société.
Dans celle-ci en particulier. Et
dans l’idée que la foi est
nécessaire à la vie en société.
Mais ce manque de foi exprime
aussi la réussite de la
société : notre confort, notre
certitude qu’elle continuera. Et
qu’il n’est pas indispensable de
se battre pour elle ; qu’elle
n’en est pas digne, d’ailleurs.
- Or si nous ne croyons pas à la
société, alors nous ne croyons
pas à la vie ; nous croyons à la
vie distraite, étriquée, la vie
sans âme : juste des petites
jouissances avec des petits
couinements narcissiques. Comme
nous avons le confort, notre
haine de la société n’est
qu’anodine et sans risque, de
toute façon… Et tout ce
tohu-bohu culturel pourrait
n’être qu’un leurre, une façon
de nous bercer…
- Nous ne croyons pas que se
battre pour nos valeurs soit
digne. Ni qu’il soit important
de nous mobiliser pour les
valeurs de notre civilisation.
Les valeurs de l’esprit, ou la
démocratie, ou l’homme. Pourquoi
faire ? Nous ne pensons pas
qu’il y ait du danger. Nous ne
sommes pas prêts à donner notre
vie pour ça. Ni pour rien
d’autre. Sauf certains,
peut-être, pour le plaisir d’une
overdose ou d’un exploit en moto
ou en parapente. Nous ne croyons
pas que le militantisme puisse
réussir. Que l’homme puisse
s’améliorer… Il faut vivre
pleinement, mais sans donner sa
vie. Un militant c’est un type
dangereux, non ? Aujourd’hui la
lutte pour la culture populaire,
demain les chars russes et le
goulag !
- Il me semble qu’on retrouve là
le post-modernisme dont parle
Alain Finkielkraut : absence de
projet de la société
occidentale. C’est-à-dire qu’à
la fois la civilisation
fonctionne, et on n’y croit pas.
Je la veux en bon état, et
qu’elle aille au diable !
- La masse des artistes a
submergé celle des militants
culturels. Ceux-là veulent juste
s’exprimer, les autres voulaient
se mettre au service de, changer
la société, vaincre l’ignorance,
travailler pour l’âme, fonder
une civilisation, la défendre,
la corriger, penser au très long
terme, lever des étendards. On
ne lève plus que son verre de
mousseux…
- On a vu apparaître dans la
presse une caste nouvelle aussi
bavarde et envahissante
qu’intéressée : les
artistes-et-intellectuels, que
je simplifie en Artistezés. Les
Artistezés et autres
récipiendaires des postes,
directeurs, Créateurs, créeront
tout sauf le désordre : ils
pourraient en être les premières
victimes ! Se singulariser,
sortir du groupe, de la harde,
remettre en question les propos
convenus et conformistes, c’est
risquer sa peau. Cette
obligation de veulerie grégaire
pourrait donc faire d’eux
finalement de vrais ennemis de
l’esprit et de la culture.
- L’Etat et les collectivités
abandonnent leur rôle moteur (je
suis la puissance publique et je
sais ce qu’il faut faire). On
entend : « Présentez-moi un
projet » ; « Ayez un bon
projet »… Le « projet » a
remplacé le plan. Comme s’il
était déjà de la tyrannie que
l’Etat ait une idée de ce qu’il
faut faire ! La privatisation du
« ce qu’il faut faire », en
matière culturelle, indique la
victoire de la classe dominante.
Il est vrai qu’un plan, cela
exige d’être réalisé, et
durablement. Tandis qu’un
projet, on peut en mettre un
autre à la place. Le projet dit
l’incertitude, l’absence de
foi ; le plan dit la foi dans la
société. Nous n’avons pas de
projet de société, nous n’avons
que des projets.
- Une race nouvelle : voici le
cultureux. Il est dynamique, il
sait convaincre, il a de
l’entregent, il est plutôt
cordial ; et un peu filou. Ce
léger cynisme garantit à l’édile
une forme de flexibilité que le
croyant, inflexible et
monomaniaque, ne possède pas. Le
discret, le compétent, le
timide, le croyant, le militant,
n’a aucune chance.
- Le cultureux doit avoir un
certain profil intellectuel. Je
vais prendre un contre-exemple :
moi. J’admire Francis James et
Marie Noël ; je n’aime pas
« l’art contemporain » (dans sa
version dominante : pipi-caca,
fausse remise en question de nos
conformismes, etc) ; je suis
passionné par le Québec ; je
suis pour le contingentement
sérieux de l’immigration.
Suis-je digne d’être nommé au
poste de directeur de la Scène
nationale ? Elément aggravant
dans mon dossier : je ne pense
pas que les Indiens sont gentils
et les Blancs méchants, et, sans
croire en Dieu, je pense que le
message du Christ puis l’Eglise
catholique sont ce qui est
arrivé de mieux dans l’histoire
de l’humanité. J’ai donc la
physionomie soit d’un
petit-bourgeois à tendances
populistes, soit de toutes
façons d’un hurluberlu
incontrôlable, donc dangereux.
Je n’aurai pas le poste.
- Donc, après un siècle de foi
(qui mobilisait par milliers des
militants culturels
désintéressés, seulement mus par
l’idéal de libération par la
culture), on s’enfonce dans une
sorte de désenchantement. Fini
le désordre ! La culture ne sert
plus à l’émancipation
individuelle et collective, elle
sert à passer une bonne soirée,
avec un « bon » livre, une
« bonne » pièce, une « bonne »
musique. Et, bien sûr, une œuvre
plastique « intéressante » ou
mieux : « dérangeante »…
- J’ai dit : dérangeante. Le
conformisme, aujourd’hui, c’est
le dérangeant, la révolte
officielle. Voici la
récupération de la révolte, dite
par monsieur de Villepin,
Premier ministre, cette semaine
à la Fiac : « L’art est bien la
transgression dont toute société
a besoin pour se comprendre et
se dépasser elle-même. » Oui,
pour leur montrer qu’il est de
leur bord, il les cajole en leur
parlant de transgression ! La
transgression comme rôle assigné
à l’art chez les marchands, par
le chef d’un gouvernement de
droite, ce n’est pas mal ! La
collusion entre l’ordre et
l’argent vous indique ce qui
doit se faire : transgresser !
Mais moi, comme artiste, je n’ai
jamais voulu transgresser : je
veux chanter le monde, créer de
la beauté si possible, aller le
plus profond dans moi et dans
les autres, avec ma lampe de
mineur… Tout un tas de choses
comme ça. Et s’il m’arrive de
transgresser, je m’en fous, je
transgresserai sans états
d’âme ! Mais je n’en fais pas
une ardente obligation, c’est
ridicule !
- Comment concilier la
déperdition des critères de
valeur artistique (notamment
formels ou académiques) avec la
surévaluation des
« Créateurs » ? Il y a de moins
en moins de critères mais de
plus en plus de génies, comment
sélectionner les bons ? Il ne
reste que la sociologie (c’est
bien parce que c’est
« symptomatique de l’époque »)
ou le tribalisme : c’est mon
copain de lycée. D’où
l’importance des nouvelles
injonctions (droit-de-l’hommisme,
homophilie, sans-papiers, anti-lepen,
etc) : elles visent à créer une
nouvelle caste de gens qui n’ont
plus besoin de débattre, mais
sont réunis sur des « valeurs »
qui ressemblent de plus en plus
à des ambiances (en ce qu’elles
sont épidermiques ou
viscérales). Ou des modes…
J’ai décidé de nommer languisme
cette régression enthousiaste,
cette allégresse sans objet,
cette façon de tourner sur
soi-même en poussant des cris de
joie, cette nuit blanche sans
cesse recommencée. Cette
autosatisfaction vaniteuse et
suractive, ce tribalisme des
récipiendaires, ce mépris des
inconnus et des discrets, ce
sirupeux des révoltes, cette
arrogance du pseudo-dynamisme,
cette éreintante joie de vivre
instituée en obligation ardente,
cette confiture sur la tartine
de l’idéologie, cette politique
ultra-médiatisée et médiatique.
Et évanescente.
Le languisme n’est pas une
doctrine, il est une soirée en
ville ;
il est qu’on est tous d’accord,
que c’est génial ;
il est le complot du talent et
des chouettes idées ;
il n’est pas tourné vers le
passé ;
il est tourné vers l’avenir
comme les primitifs vers le
soleil levant ;
le languisme, c’est pas dur :
c’est le contraire des
ringards ;
c’est les gens qui comptent, qui
se comptent ;
le languisme, c’est l’attachée
de presse plus l’attachée de
presse ;
le languisme, c’est le jeunisme
retouillé à mesure qu’on
vieillit : on rajoute un peu de
jeune, et on retouille et ainsi
de suite ;
le languisme aime les jeunes ;
le languisme aime beaucoup les
jeunes ;
le languisme pense que le
problème culturel a été résolu,
(grâce surtout à du dynamisme) ;
il croit qu’en France, il ne
peut plus y avoir d’artiste de
talent méconnu ;
le languisme est content de
lui ;
le languisme est très content de
lui ;
le languisme n’aime pas les
militants, car le languisme
lutte contre la tristesse ;
un peu de ludisme permettrait de
résoudre bien des problèmes,
non ?
ou alors du languisme ?
- Il y a dans presque chaque
mairie aujourd’hui un adjoint à
la culture languiste. Sa foi
dans la culture se résume à la
phrase suivante : « Changer le
monde, ouais, mais on a très peu
de marge de manœuvre » ! C’est
pas De Gaulle...
- Il rêve d’avoir un article
dans la presse parisienne, ce
qui aiderait à sa prochaine
réélection. Le directeur aussi.
Il paie un attaché de presse
pour ça.
- Par sa nature (vente massive
et brève de produits, grâce à la
mise en tutelle des médias, et
en dehors de tout système
critique), le show business est
un système d’aliénation
individuelle et collective qui
doit être dénoncé sans relâche.
Le fait qu’il produise de temps
en temps une œuvre valable ne
saurait le justifier. Construire
des Zényth est de l’ordre du
crime ! C’est l’acceptation des
lois du show biz (la
massification des comportements
culturels, l’abaissement des
artistes sous l’autorité des
médiatiques).
- Le languisme a réhabilité le
show business en nous demandant
de défendre les Industries
culturelles nationales.
- Personnellement, je me suis
toujours passé, depuis quarante
ans bientôt, du secteur
commercial, comme d’ailleurs du
secteur institutionnel. Tous
deux ont cessé d’être des
médiateurs. Depuis vingt ans en
tous cas, ils trient, censurent,
sélectionnent. En quarante ans
de carrière, le nombre de
Maisons de la culture et de
Scènes nationales où j’ai été
programmé tient sur les doigts
d’une seule main. J’ai vécu
toute ma carrière dans un
rapport direct avec le public.
Je me passe des subventions, des
médias, des programmateurs
publics, je vends directement
mes créations par
correspondance… Je fais
deux-cents spectateurs dans une
grande ville, cent dans une
petite. Tout seul. Mais si je
parle aujourd’hui, à propos de
la culture, d’une immense
déception, vous comprenez bien
que ce n’est pas à cause de mon
cas : j’ai toujours su qu’un
chanteur, pour « exister »,
devait passer par le show biz et
ne pas compter sur un système
public de soutien. Certes,
l’absence constante de politique
publique dans ce secteur est
scandaleuse. Mais ma
protestation vise l’effondrement
de tout le milieu ; pas
l’absence de politique en
matière de chanson française !
- L’éducation populaire a été
jusque vers 1981 un des succès
de la République, comparable à
l’éducation. Elle a formé des
millions de citoyens, de patrons
et de syndicalistes, d’hommes
politiques et d’artistes
professionnels. Et des
générations de public exigeant.
Tout le monde le sait. C'est
pour cela qu'on ne veut plus en
entendre parler.
- Malheureusement, il me semble
que l’Education populaire a
aussi perdu pas mal de sa foi,
sa faconde…Quelles sont les
raisons de cette atonie ? La
récupération politique ; le
carriérisme des professionnels
et des directions des
fédérations ; la laisse que
constituent les subventions aux
fédérations… Mais aussi l’atonie
de la société, qui ne croit plus
en elle-même et en la
mobilisation. Et, bien sûr, la
parole dominante : les médias
qui ricanent. Et le mépris du
milieu culturel. Très important.
On peut même parler de haine.
- Heureusement, dans notre pays,
on s’est débarrassé de
l’éducation catholique,
réactionnaire et oppressive,
pour confier les enfants à TF1.
L’amélioration est
impressionnante. De même les
rockers du show biz ont
avantageusement remplacé les
aumôniers et les instituteurs.
- Ma voisine me dit qu’à
l’école, on apprend l’espagnol à
son fils à l’aide de
questionnaires basés sur la
connaissance du show biz et des
vedettes du sport professionnel.
Le show biz est donc considéré
comme une ardente obligation. On
n’est même plus libre d’y
échapper…
- Sur le show business, sur la
télé, vous notez que personne
(PERSONNE), et surtout pas dans
les milieux des artistezés, ne
s’insurge ou se mobilise. Alors
qu’il devrait y avoir là un axe
majeur de la lutte culturelle !
- N’avez-vous pas le sentiment
d’un partage des tâches entre le
show-business et l’avant-garde ?
Ces deux secteurs ne s’attaquent
jamais. Ils voisinent dans les
lieux subventionnés et les
cocktails du ministre. Or
l’avant-garde est supposée s’en
prendre à l’ordre, au
conformisme, à ce qui attente à
la liberté, aux idées toutes
faites, etc.
- Je déduis de tout cela que,
toutes tendances confondues, les
artistezés pédalent au profit de
la bourgeoisie. Celle-ci veut se
débarrasser du peuple qui, tout
au long du XXème siècle a
accumulé les victoires et lui a
retiré beaucoup de ses
privilèges. Notamment, on s’est
aperçu que, si on leur en
offrait la possibilité, les fils
de pauvres réussissaient aussi
bien que les gosses de riches à
devenir des élites.
Concrètement, cela signifiait
que 1) Etre riche ne
produit pas de résultats, sur le
plan génétique. 2) Mon fils
risque de se faire chouraver la
place de magistrat ou de Préfet
par un fils de concierge, faut
que ça cesse. D’où la campagne
visant à la régression de
l’éducation, menée avec un
certain succès depuis une
vingtaine d’années. Les
cultureux y participent de leur
mieux…
- Ils fournissent en particulier
des leurres, des fausses causes,
des combats paradoxaux ou
extravagants, etc. Mais je crois
bien me souvenir qu’un auteur
déjà, jadis, les avait traités
de « chiens de garde ». Chien de
garde de la société dominante.
Depuis vingt cinq ans,
l’expression n’est plus
employée.
- J’ai lu récemment que
l’édition littéraire tournait
aux mœurs du showbiz. Ça m’a
fait rire. Je connais ça depuis
mes débuts de chanteur ! On n’en
meurt pas, les gars. Si ce n’est
pas grave pour la chanson, ce
n’est pas grave pour la
littérature. Et maintenant, ça
s’installe dans la politique.
J’appelle ça le médiatisme :
effet d’annonce, leurres, effet
de tube, aliénation par le
spectacle, bref, la fameuse
« société du spectacle ». Tout
le monde en parle, personne ne
lutte contre elle.
- Un mot sur les nouveaux
concerts bien pensant : où l’on
voit les nouvelles dames
patronnesses internationales :
« alerter les gens ». Le mot
d’ordre : la pauvreté ne doit
pas durer. Mais ce programme
politique est beaucoup plus mou
que celui de la démocratie
chrétienne de Jean Lecanuet ! La
dame patronnesse est mondiale ;
mais qu’elle ait de vraiment
très grosses fesses ne la rend
pas moins hypocrite à mes yeux !
- Le shobiz s’affirme ainsi
comme ce qu’il a toujours été :
le lieu de la bien-pensance, de
l’ordre social, et incidemment,
en occupant le terrain, de la
protection des classes
dominantes. Tant que Johnny
s’occupe de la révolte, il ne se
passera rien. Si j’en crois le
prof d’espagnol cité plus haut,
vous devez aimer la révolte
façon show-biz et le sport
professionnel.
- En vieillissant, je me dis que
la seule voie, si l’on élimine
les révoltes bidons, c’est
l’humanisme. Je trouve même
qu’il y a urgence.
- La seule révolte, c’est croire
en l’homme. Le seul boulot,
c’est de l’inventer.
- La seule révolte, c’est de
croire en la société.
- Personnellement, ma foi en la
société, je la proclame à mes
frais. Sans aucune subvention.
Lorsque j’entends dire que
monsieur Jan Fabre, à Avignon,
avec des monceaux d’argent
public, a fait une programmation
« radicale », je m’interroge sur
le sens de ce mot. J’ai le
sentiment que je suis, dans ma
révolte, beaucoup plus radical
que lui. Je suis aussi moins
cher.
- Plus de militants culturels,
mais des réussisseurs festifs,
vaguement canailles qui savent
tutoyer les élus. Ils croient au
show business, aux avant-gardes,
et à la pseudo-révolte. Et, à la
culture, ils n’y croient pas
plus que ça. Mais est-ce que ce
plan-plan peut suffire à
justifier la dignité de nos vies
quotidiennes ? le courage
de tous les jours du citoyen ?
l’héroisme des combattants ? Et
faut-il nous mobiliser pour ce
si peu de choses ? Et dois-je
vraiment payer des impôts pour
ça ?
- Y aura-t-il longtemps un
Ministre de la culture ?
Pourquoi un ministre de la
culture dans une république qui
ne croit en rien, ne veut rien,
et confond la culture avec
l’entertainment ? Pourquoi un
ministre s’il n’existe aucune
pression populaire en faveur de
la culture ? S’il n’est là que
pour distribuer des places et de
l’argent aux professionnels, la
chambre de commerce ferait aussi
bien…
- J’admets avoir confondu, moi,
tout le temps que je parlais, le
Ministère de la culture et le
Rotary club. Enfin tant pis…
- Ainsi, ce mouvement séculaire,
commencé avec les patros, le
scoutisme, Jacques Copeau, Léo
Lagrange, Uriage, Jean Vilar,
les MJC, toute l’Education
populaire, est moribond. Demain
on va créer un Secrétariat aux
Beaux-arts, je prends les
paris !
- La passion de culture,
d’instruction, qui avait saisi
la société jusqu’aux années
quatre-vingt, a disparu.
Désormais mes enfants font au
choix du tennis ou de la
culture… Cette passion liait la
culture et la politique, et la
convivialité, et la prise de
parole, et le changement social,
et la libération sexuelle, et,
et et. Maintenant, la Scène
nationale fait, dans l’ensemble,
une « programmation de
qualité », comme je l’ai lu ces
jours-ci dans mon journal
régional dans la bouche d’un
élu. Qu’est-ce qu’une
programmation culturelle de
qualité ? On ne sait pas. C’est
quelque chose qui est
certainement comme ça puisqu’on
le dit à tout bout de champ.
Mais moi, je ne suis pas
solidaire de ce milieu ; je ne
le suis plus. Dans l’état actuel
des choses, je ne défend plus
« la culture ». On peut lui
couper ses budgets, je m’en fous
résolument ; car je sais que ça
n’aura d’importance que pour les
catégories aisées qui veulent
des loisirs vespéraux. Je ne me
préoccupe pas de ces gens.
- Le languiste emploie plutôt le
mot « pointue » : on a des
programmations « pointues ». Ou
même « très pointues »…
- Un des arguments de la
politique culturelle nationale,
celui du
grand-pays-avec-de-grands-artistes-qui-s’exportent
est repris sur le plan local de
la façon suivante : la culture
attire les entreprises, parce
qu’elle attire les « classes
actives ». Autrement dit les
bourgeois. C’est une autre forme
de la « Trahison des clercs ».
Vous avez sans doute entendu
parler de ce livre de Julien
Benda, qui fit du bruit entre
les deux guerres. Les clercs –
les intellectuels – disait-il,
trahissent lorsqu’ils se mettent
au service d’un groupe, d’une
idéologie, d’un parti ou d’une
classe sociale. La pensée n’est
au service que de la pensée,
écrivait Benda. Eh bien, je dis
moi que la culture n’est pas au
service de l’emploi, ni de
l’image de notre ville ! Et que
cet argument dans la bouche d’un
élu est la preuve même de sa
corruption.
Et si je veux mettre la culture
au service de l’émancipation, ou
de l’homme, je suis déjà à la
trahir, mais je prétends que
cette trahison-là n’est tout de
même, vous l’admettrez qu’un
moindre mal ! Et dans son visage
tragique, elle a tout de même
une certaine gueule.
Que faire ? Ne pas attendre
l’autorisation des cultureux
pour se battre, se révolter,
créer la dissension, dire son
avis, les faire chier, refuser
les négativistes et les fêtards,
faire renaitre le débat, diviser
la grande famille culturelle,
emmerder les cultureux, leur
manquer de respect. Avant tout,
leur demander : à quoi tu sers ?
Ramener de la société dans
l’étalage des narcissismes.
Bref, puisqu’ils s’estiment
légitimes en tant que groupe,
étant « la culture », ce qui est
soi une aberration
anti-culturelle, il faut ne pas
hésiter à les emmerder
collectivement.
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Post-scriptum
- On va certainement me demander
ce que je pense du problème des
intermittents. Au risque de ma
vie – et quoi que je n’ai jamais
eu moi-même accès au système de
l’intermittence, je vais tenter
d’en parler.
Dans cette foire d’empoigne des
corporatismes, des clans, des
individualismes, sans plus aucun
engagement moral, ni politique,
je refuse d’être
particulièrement solidaire d’une
catégorie qui n’apporte pas à
mes yeux à la société les armes
qu’elle est sensée lui apporter.
Le problème des intermittents
est réglé par : 1) le rapport
des forces (la capacité de
nuisance des artistes, la
résistance du pouvoir politique
à la médiatisation de cette
nuisance). 2) la légitimité de
principe du travail « culturel »
(qu’il faut comprendre désormais
dans le sens de l’entertainment
américain : le loisir, le
divertissement, indépendamment
de toute réflexion sur le rôle
de l’art ou sur son contenu. La
confusion est totale, entre art,
culture, spectacle et même
publicité, et même aliénation.
Et le problème des intermittents
est réglé en dehors de toute
réflexion sur la culture.
La manière dont les
intermittents défilent en
proclamant qu’ils sont la
culture me paraît une
appropriation exagérative qui ne
correspond pas avec l’atmosphère
générale du milieu telle qu’elle
est de plus en plus visible.
Personnellement je suis
solidaire de tous ceux qui, avec
moi, se proposent de travailler
à changer le monde par la
culture. Les autres, je suis
aussi solidaire que je le suis
avec les agriculteurs, ou les
artisans, mais pas plus. Il y a
vingt ans que tout le monde
savait que ça finirait mal.
Tout le monde est coupable.
D’abord, le ministre (les
anciens ministres, depuis vingt
ans) pour des raisons
démagogiques : on ne contingente
pas les artistes ; et
d’ailleurs, ce n’est pas mon
affaire, voyez le CNPF et le
ministère du travail…
Ensuite le SFA : on a un bon
accord, on va le défendre.
Un syndicat qui a un bon accord
le défend, même si c’est un peu
con.
Ensuite les grandes sociétés de
production audiovisuelles à
commencer par les chaînes de
télé publiques, et privées.
L’Opéra de Paris. Les maires de
toutes les villes.
Ensuite les patrons du théâtre
subventionné, qui ont profité de
ce système pour virer les
équipes permanentes, après 1981,
et asseoir leur nouveau pouvoir,
celui des « Créateurs » ; puis
qui sont assez hypocrites pour
signer les pétitions des
intermittents !
Ensuite les artistes. Il y a
ceux qui se sont installés dans
une gestion pépère de leur
carrière : l’intermittence + les
subventions. Y compris ceux qui
se mettent volontairement au
chômage quand ils ont assez
travaillé, pour retaper leur
maison. Il y a ceux qui
trichent : tous. Tout le monde
triche ; y compris mes meilleurs
amis.
…Ou ceux qui travaillent pour la
pub télé, donc au service de
l’aliénation. Ils ont droit au
statut d’intermittent. Je ne
suis pas solidaire.
Dernier point. Ce qui me frappe
c’est qu’une question n’est
jamais posée : celle des besoins
culturels. Comme si par essence,
ils devaient être en croissance
ininterrompue. On ne se demande
jamais de combien d’artistes
nous avons besoin (aucune
statistique, aucune sociologie
de ce côté-là…) C’est normal :
on ne sait pas ce que c’est que
la culture ; et on ne veut pas
le savoir, c’est ce que j’ai dit
plus haut. Je ne dis pas que la
réponse est aisée, ni même
qu’elle est possible, mais elle
pourrait donner lieu à un débat
sur les buts, le sens, de
l’action collective. Et ce qui
est frappant, c’est que la
question soit taboue : avoir une
idée de la culture, aujourd’hui,
c’est obscène ! Le Ministère
n’en a pas, bien sûr.
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