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Le théâtre de la chanson |
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Joëlle-Andrée Deniot[1]
Le
théâtre de la chanson
Charles Gir, affiche de
music-hall, 1923, BNF,
département des estampes et de
la photographie |
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Ponctuation |
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« C’est en observant Mounet-Sully jouant
Œdipe Roi que j’ai eu la révélation d’un
cri possible, dans ma chanson : La
Soularde. Bien entendu, je ne refais pas
le cri d’Œdipe mais ce fut le sien qui
inspira Mon cri (celui qu’exécutent en
chromatique une bande de gamins lapidant
la Soularde) » écrit Yvette Guilbert,
célèbre diseuse du caf’conc’ dans son
ouvrage de 1928 (L’art de chanter une
chanson, Grasset).
Si je commence mon intervention par
cette citation et cette référence à
Yvette Guilbert, c’est qu’elles marquent
un tournant dans l’histoire de la
chanson : son entrée (irréversible ?)
dans une composition expressive à double
dimension, la dimension vocale et la
dimension plastique. En effet cette
convocation d’un art d’interprétation
dans la chanson – qui impose l’idée à
dominante théâtrale d’un sens peint,
sculpté, visible, vivant à même la
bouche, le regard, l’allure, les gestes,
l’intonation, la diction – est tardif
dans l’histoire longue des chansons.
Ni ce que l’on sait des caveaux, des
goguettes, des sociétés ou cafés
chantants, ni ce que l’on sait des
chansons du Pont-Neuf ou de la
transmission diffuse du répertoire
populaire des paroles, des timbres et
des mélodies ne met en avant cette
imagination visuelle du chanter. Les
chansons appartiennent d’abord au
domaine de l’oralité dynamique, celle
qui accompagne les fêtes, les prières,
les révoltes, les grands rites ; celle
qui redonne souffle aux actions et
symboles collectifs ; celle qui restaure
une unité aux groupes, aux couples, aux
individus engagés dans cette chorale. Et
cela que l’on parle de toutes ces
chansons anonymes qui ne laissèrent que
peu ou pas de traces ou que l’on parle
de ces chansons faisant déjà œuvre
populaire, éclatante comme celle de
Béranger qui fut consacré comme « poète
national » lors de ses funérailles en
1857[2].
Pour que cette imagination visuelle
s’adjoigne à la représentation de la
chanson, il lui faut d’abord un espace
où elle puisse s’exposer. Et ce n’est
que sous le second empire, avec le
caf’conc’ dont l’un des premiers,
L’Eldorado, est d’ailleurs construit
dans le fil architectural du théâtre à
l’italienne, que la chanson commence à
entrer assez modestement dans l’ère du
spectacle. Assez modestement, car il
s’agit non pas de récitals – dont le
modèle est beaucoup plus tardif – mais
de quelques inserts plutôt frivoles,
burlesques où l’artiste a du mal à
s’imposer. Il y a certes là apparition
d’un nouveau divertissement consistant à
venir « voir chanter » les airs à la
mode, mais la posture d’attention
requise n’est pas de mise. Le
bruissement bruyant, impatient de la
salle submerge souvent le chant de la
vedette ou du postulant au vedettariat.
Au- delà de tout que l’on connaît sur
les difficultés du passage à l’écoute
silencieuse pour bien des genres
artistiques scéniques, on ne peut
s’abstraire de l’idée que pour la
chanson – quels que furent la situation,
le milieu social concernés, il
s’agissait toujours de se mettre en
mouvement. Chansons de banquets plutôt
bourgeois des caveaux, chansons
politiques, chansons à boire des
goguettes ouvrières, complaintes et
romances populaires des chanteurs de
rues distribuant les petits formats :
toutes mobilisent une adhésion active,
une implication de cœur et de corps.
Entendre une chanson, c’est entrer dans
la danse, c’est se l’approprier, c’est
la chanter, c’est éprouver sa résonnance
vibratoire, c’est s’entendre même. Ce
qui fera la vivacité et la puissance de
sa transmission orale en ses beaux
jours. Dans cette culture historique
partagée, il n’y a pas vraiment de place
pour une réception passive. Or la
chanson- spectacle a besoin
d’auditeurs-spectateurs. Non qu’être
spectateur se réduise à la passivité
mais il s’agit tout de même de
s’acculturer à une réception plus
distante, momentanément retenue.
Cela dit pour bien montrer l’écart de
sensibilité et de temps existant entre
la création d’un espace propre à un
entendre-voir de la chanson et la
didactique d’Yvette Guilbert sur cette
symbiose des représentations de l’ouïe
et de l’œil que devient, qu’est devenue
dans le premier quart du vingtième
siècle l’art de chanter une chanson.
Cela dit également pour souligner que si
je peux parler de théâtre de la chanson,
c’est que je me suis intéressée à une
période où la chanson avant Piaf, avec
Piaf occupe une sorte d’entre-deux :
elle est bien sûr un spectacle parvenu à
son stade de maturité interprétative y
compris dans les supports de
l’enregistrement sonore (histoire
concomitante mais non totalement
superposable de l’audible et du visible
comme nous allons le voir). Toutefois
cet art reste encore une poétique
sociale dont communément le désir, la
mémoire, le savoir, l’expérience font
partie des décors et ambiances
familiales. C’est dans ce temps-là -
déjà passé, encore actuel ? - d’une
chanson se frayant un passage entre
lumières de scène et miroirs de vie que
se situe mon propos.
Edith Piaf, Yvette Guilbert déclarent
toutes deux à quelques trente années de
distance que pour chanter en lien avec
soi, avec le monde, il faut beaucoup
observer, beaucoup comprendre ce(ux) qui
vous entoure. Toutefois si l’une écrit
qu’elle trouve matière à styliser ses
personnages à travers l’humeur des
portraits, le jeu des acteurs,
l’harmonie de la danse et la pose des
statues déclinant la chanson sur toutes
les gammes des beaux-arts, l’autre
suggère à demi-mots ne s’inspirer que de
rencontres et d’épreuves plus directes
avec le réel. Quoiqu’il en soit Piaf et
ses devancières donneront à la chanson
un tour interprétatif inédit. Certains à
leur propos trouvent judicieux de parler
de théâtre expressionniste, mais nous
retrouvons alors une classification
d’emprunt hétéronome[3] ; elle a le
mérite de pointer l’idée d’une double
rupture : celle de la chanson devenue
art scénique et celle de cet art
scénique ébauchant d’autres voies de la
théâtralité. |
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Le silence initial |
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Commencer une recherche consiste souvent
à nourrir une intuition forte et/ ou un
étonnement qui va nous pousser à
interroger des documents, délimiter des
corpus, l’espace-temps d’un « terrain »,
à composer par fragments un étaiement
théorique … et cela dans un ordre bien
plus incertain que ne le laisse entendre
l’annonce des protocoles d’enquête. Mais
si j’évoque cette image de naissance
d’une recherche c’est que je suis
frappée par une similitude dans nos
démarches respectives. Nous travaillons
sur des objets séparés, bien que non
étanches toutefois, dans des disciplines
de référence plus ou moins éloignées et
nous sommes les uns et les autres
pourtant confrontés aux mêmes oublis
stupéfiants. Oubli des archives sonores
des représentations théâtrales dans la
théâtrologie contemporaine de votre
côté. Oubli des registres de l’oralité
et bien plus encore de la vocalité dans
l’échange interhumain, dans la prise de
parole publique, groupale ou de simple
interface du côté de la sociologie,
voire des sciences sociales.
Certes on va bien trouver des éclairages
de type anthropo-sociologique sur cette
« hégémonie de l’œil » rattachée au
double processus de la prévalence de
l’écrit et du recul des besoins de
coprésence, de face à face dans le jeu
social des alliances, des
apprentissages, des promesses, des
serments, des codes de l’honneur et de
la confiance. C’est Michel de Certeau ˗
esprit libre parmi les sociologues ˗ qui
va faire ce parallèle entre suprématie
du scripturaire et effacement du poids
social des présences charnelles incluses
dans l’oralité. Il est bien sûr d’autres
éclairages. Mais je n’ai pas tâche
d’inventaire. Je veux seulement insister
sur un paradoxe superbe et persistant !
Car le plus sidérant de cet oubli ne
réside-t-il pas dans le fait que
travaillant souvent sur des corpus
d’entretiens enregistrés in situ, les
sociologues fassent l’impasse totale sur
l’ensemble de la facture sonore du
document recueilli : enveloppe audible
de l’espace d’enregistrement avec bruits
de fonds, écho éventuel des personnes et
groupes environnant, traversée d’éclats
périphériques etc … sans parler bien
évidement du matériau sonore essentiel,
celui des paroles livrées.
Et continuant le parallèle je dirai pour
la théâtrologie : fascination de la
vision et dominance du texte vocalisé.
Pour la sociologie : opération
d’effacement de l’oralité du dire,
parole réduite à un simili-texte par le
passage à la retranscription. Et ce
refoulement de l’oralité semble si bien
ancré que même ceux qui se réclament
d’une sociologie narrative, vantant donc
˗ reprenons leurs mots ˗ « les vertus
sociologiques de la narration, en tant
que forme d'expression et expression des
formes émergentes de la vie sociale[4] »
ne songent jamais à entendre ces récits.
Comme s’il n’y avait de paix de la
connaissance que dans le dépôt de cette
parole sans voix enfin donner à lire. De
même l’ethnographie ne s’est jamais
imaginée dans une ouverture vers une
ethno-phonie[5].
Dans chacune de nos disciplines il ne
s’agit donc pas d’une même opération
d’élimination du sonore, mais la source
et l’intensité de ce silence sont
parentes : répercussion insistante dans
la connaissance passée, présente de
hiérarchies de longue durée faisant des
compétences et des arts de la perception
visuelle relayés par les sciences et
techniques de l’optique, le sens le plus
analytique, le plus proche du concept.
Nous nous mouvons dans une
intellectualité de géomètre plus ou
moins taraudé par un imaginaire de
« voyant ». Pourtant l’Anthropos de
l’oralité ne manquait pas d’atout dans
notre tradition occidentale. Au
commencement était le Verbe selon la
Genèse ; au cœur du logos se loge la
maïeutique du dialogue socratique que
précède l’épopée homérique et plus
archaïque encore le chant d’Orphée. Mais
cela n’a pas suffi, semble –t-il, à nous
maintenir dans une intellectualité plus
audio-centrée, dans un imaginaire de
" résonnant "[6], à contenir la force de
la pulsion scopique … diraient certains
psychanalystes !
Mais je parlais de ce moment
d’ébranlement d’une recherche et pour ma
part ce qui me mit en marche, ce ne fut
pas de prime abord, les chansons, mais
un trouble devant cette perte de tout ce
que le document social donnait à
entendre. Et je fus si sensible à ce
silence- là des sociologues que
disposant d’un nombre important
d’entretiens issus de mes enquêtes en
milieu usinier sur les métiers ouvriers
de la métallurgie, en milieu populaire
sur les manières d’embellir, d’aménager,
de décorer l’habitat ˗ façon indirecte
d’aborder la vie privée, ses passages et
ses trames biographiques ˗ que
j’envisageais en toute imprudence et
solitude dans une investigation sur la
voix parlée, ayant pour ambition de
cerner, d’écrire en gamme comparée
(d’âge, de sexe, d’origine géographique,
de formation, de situation
d’interlocution) des portraits sociaux
de la parole et de la voix. L’entretien
sociologique ne fournit pas à la façon
de l’écoute psychanalytique une
situation de voix comme la nomme Jacques
Nassif, mais l’écoute différée de la
parole enregistrée place dans une
circonstance homologue.
J’ai donc beaucoup cherché, erré du côté
des linguistes, de l’intonologie, de
leurs travaux sur les accents des
français. Puis je suis allée du côté de
la littérature, de la littérature
comparée où il est bien question parfois
de la voix d’un texte … et j’ai bien
produit un texte, deux textes mais trop
lestés de précautions épistémologiques,
trop théoriques, ce n’était pas des
portraits de voix ! Sans doute me
suis-je sentie trop isolée face à la
tâche ; il fallait une équipe, une
division du travail avec articulation de
savoirs. Ou bien j’ai tout simplement
manqué de confiance en moi ! D’autant
que je me suis rapidement aperçue que
pour aller au plus singulier de ces
portraits, il me fallait davantage de
récits autobiographiques. Car c’était
dans ce temps du récit intime que la
voix parfois se livrait soudain
dépouillée de beaucoup de masques.
Et voilà que me vinrent me tarabuster
deux souvenirs. Cette anecdote sans
cesse reprise en anthropologie[7] d’un
des membres de l’ethnie Azandé de la
société soudanaise déclarant à son
interlocuteur qui souhaitait
l’enregistrer « je veux bien te donner
ma parole mais je ne veux pas que tu
prennes ma voix » ; et ce passage où
Michel de Certeau[8] précise que les
paroles dans l’enquête ethnologique sont
de l’ordre de l’émotion la plus vive, la
plus tenace mais qu’elles sont de
l’autre ce qui n’est pas récupérable ˗
un acte périssable que l’écriture ne
peut pas rapporter. Les hommes qu’il
essaie de rendre présents à ses lecteurs
lui sont absents quand il écrit, et
leurs voix autrefois entendues sont
devenues des voix intérieures non
restituables pour une science
historique.
Alors injonction épistémologique
ambiante ou impératif moral confus ˗ le
besoin de collecte de narrations
biographiques à visée de prise de voix
n’avait fait qu’accroître le malaise ˗
je ne saurai dire qui de l’un ou de
l’autre triompha, mais je délaissai
alors mon projet sur ces documents ˗ en
cours de constitution ˗ de la voix
parlée. Mais pouvais-je pour autant me
résoudre au deuil de la voix ?
Finalement non. |
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Écouter la chanson |
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Aesthesis familière contre
analyse formelle |
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Comme pour la voix parlée, malgré le
rôle immense des chansons dans la
mémoire des faits divers, dans la
circulation des nouvelles, dans
l’imaginaire épique d’un pays, d’une
nation, dans la captation lyrique du
quotidien, la sociologie à nouveau
manquait à l’appel. Á partir des années
80 toute une génération de jeunes
sociologues s’engage dans des travaux
sur les groupes musicaux de rock, puis
de rap mais tous évitent la chanson
française ou francophone qui ne les
identifie plus dans leur groupe de
pairs. Ces appellations sont l’objet de
débats, souvent idéologiques, que
provisoirement nous éviterons.
Ce furent alors des travaux
d’ethnomusicologie et de musicothérapie
qui balisèrent, de façon toutefois très
indirecte, ma réorientation thématique.
En effet ce qui se dégageait de
l’ethnomusicologie ou de la musicologie
d’abord c’est que l’une et l’autre (soit
par seule prise en compte de la
partition, soit par travail sur
l’alliance texte et musique) ne se
penchaient que sur des énoncés, des
formes retranscrites coupées de la
situation de communication, autrement
dit sur des traces immobilisées sans
corps ni voix.
Les succès d’une sémiologie
générale[9] fortement présente dès les
années soixante influençaient cette
lecture musico-linguistique s’efforçant
à concevoir la chanson (ou le chant)
comme l’articulation entre deux systèmes
sémiotiques comparables (sonores et
séquentielles) : l’un marqué par l’unité
minimale du phonème et les segmentations
phonologiques, l’autre par l’unité
solfègique et les organisations
harmoniques ; la prosodie du mètre
poétique imposant toujours sa loi dans
la mélodie française[10] aux
arrangements du rythme musical. Bruno
Nettl[11] ira même jusqu’à considérer
tout le langage musical comme un
phénomène phonétique superposable à la
morphologie syntagmatique, lexicale,
syntaxique de la langue. Le modèle
d’analyse structurale de la langue
régnait alors sur toutes les
interprétations en sciences humaines.
Toutefois ce chef d’œuvre de réduction
analytique de l’acte langagier mettait
ipso facto la chanson hors énonciation,
hors écoute. Car écouter une chanson ce
n’était saisir de façon plus ou
disjointes deux registres de langages et
de sons, c’était ressentir une vibration
de significations immédiatement
confusément mêlées. |
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Avènement de la centralité
vocale |
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Entendre la chanson, entendre un
répertoire, un(e) interprète : est-ce
aussi simple qu’une première impression
le laisse supposer ? Non, parce
qu’entendre en compréhension est une
sorte d’opération de reconstitution. On
va tendre autant que faire se peut à se
situer dans l’esprit du moment qui
façonna pratique, rôle, style de ce
chant. On va tendre à s’entourer
d’indices d’ambiances touchant aux
résonnances affectuelles, sociétales de
cet objet sonore, poétique dans ses
performances publiques et autres
modalités d’existence.
La matrice de la chanson, c’est
chronos[12]. Elle est flux, tempo, air
du temps[13], qui crée, qui tue d’où la
difficulté à fixer notre écoute, à
délimiter la texture de son audition car
nous ignorons l’âge de nos oreilles dont
les souvenirs, les représentations
musicales se sont engrangés bien notre
naissance et remontent par transmission
tant maternelle, grand-maternelle que
patrimoniale très loin le cours du
fleuve. Toutefois qu’avons- nous
vraiment sauvegardé de ce voyage sur la
longue durée ? Des tonalités de rage,
de plainte, de gaité, des bercements de
vagues, de pluie. Rien dans la chanson
n’est anhistorique et paradoxalement on
la dit parfois intemporelle. Ce qui est
vrai également. Ne sommes-nous pas
capables d’accueillir enchantés,
ballades, rondes, ritournelles du XVIème
siècle voire chants des trouvères et
troubadours ?
Et si rien n’est anhistorique dans la
chanson, ce lien chanson et singularité
d’une voix qui semble actuellement
évident requiert lui aussi quantité de
métamorphoses dans la production et
l’écoute de cette expression esthétique.
Certes cette question du corps vocal
(justesse, débit, force) est inhérente à
toute participation à l’acte de chanter
en solo ou en chœur. On retrouve dans
les collectes des folkloristes du
dernier tiers du XIXème siècle des
annotations à propos des voix requises
pour telle ou telle chanson[14]. Mais
autre chose est de lier empreinte d’une
voix et esthétique d’un chant, signature
vocale et titre de chanson,
irréversiblement scellés en un commun
objet de mémoire.
Ce sera le cas pour Piaf et toutes ses
chansons-phares et ce quelle que soit la
multiplicité des reprises. Grace Jones
peut bien réinterpréter La vie en rose,
Louis Armstrong put bien réinventer via
son swing cet air et ces paroles
désormais mondialement connus, La vie en
rose c’est toujours Piaf. Même chose
Billie Holiday dans Strange fruit, pour
Montand dans Les feuilles mortes etc.…
Or ce déplacement de l’horizon d’écoute
et de sensibilité à l’expressivité, à
l’esthétique vocale suppose : |
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1. L’émergence de la singularité
mélodique. De la fin de la Renaissance
jusqu’au milieu du XIXème siècle
prévalent les timbres ou fredons, c’est
à dire l’interchangeabilité des paroles
sur des airs connus limités[15]. Du sein
des caveaux (Béranger) cette mutation
artistique de la chanson se fait jour. A
une chanson correspondra une mélodie. Et
la SACEM en 1851 enregistrera ce nouveau
droit d’auteur. |
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2. L’émergence – sous le modèle de la
dramaturgie- d’un travail du phrasé
interprétatif. Ce que nous avons
souligné d’entrée avec Yvette Guilbert
qui ajoute même aux recommandations de
la stylisation vocale, les exigences de
la stylisation visuelle de la prestation
chantée. Toutefois pour Yvette Guilbert
qui place l’art de chanter sous l’égide
de l’art théâtral, il ne s’agit pas de
se maintenir de la registre le plus
authentique de sa voix, mais au
contraire comme le comédien de mimer au
plus vraisemblable tous les personnages
du récit des chansons. Dans son traité
la persona scénique du
chanteur-interprète n’a aucun lien avec
la personne qui chante. Ou du moins
c’est le détachement du jeu qui est mis
en valeur, c’est la mise en tournure
spectaculaire qui est l’objet de sa
quête. Si elle met conçoit bien l’art
interprétatif dans toute sa dimension
plastique, si elle est bien la
porte-parole de ce « voir chanter », ce
n’est pas elle qui inaugure l’ère du
rapprochement entre personnages et
personne dans l’univers de la chanson.
Or ceci est décisif pour la focalisation
sur la voix dans ce tout organique du
texte-musique-interprétation qu’est la
chanson. |
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3. L’émergence du sujet dans la voix des
chansons qui va devenir la force d’une
émotion lyrique propre marquant pour
longtemps et pourtant sur une période
finalement assez brève (si on la
considère dans son apogée) cette forme
du dire en chantant. Ce passage à
l’individuation, à la révélation
explicite d’un Soi dans l’œuvre
constitue un tournant dans toute
pratique artistique (surgissement de
l’autoportrait dans la tradition
picturale occidentale[16], déploiement
du sujet-voix dès le début du XVIIème
avec l’opéra de Monteverdi)[17]. Dans la
chanson cette odyssée du sujet dans la
voix qui provoque ce climat d’empathie
des passions, ce mouvement de possible
identification entre artiste et
auditeur-spectateurs, s’élabore dans la
durée. Elle ne requiert pas seulement le
support socio-esthétique de l’interprète
(caf’conc’, SACEM, théâtralisation de la
performance) mais se greffe également
sur d’autres logiques plus sociétales.
C’est au moment où les termes de
chansons réalistes, chansons sociales,
chansons vécues apparaissent dans les
étiquetages des petits formats
(c’est-à-dire dans le premier tiers du
XXème siècle) que la chanson amorce
cette métamorphose émotionnelle. En
effet art populaire, la chanson peupler
l’âme collective demande : |
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a)
L’apparition à la fin du XIXème
du peuple comme sujet historique
réel et héroïsé par alliance du
politique et du romantique ;
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b)
L’invention d’une intimité du
tragique social pour qui garde
la mémoire de la Commune, pour
qui a pu connaître la première
guerre mondiale, et/ou se
retrouver dans la période de
l’entre-deux-guerres ; |
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c) Des
trajets d’artistes-prolétaires,
susceptibles de porter en
chansons un tel écho du monde,
un tel dire chanté du monde sur
paroles d’hommes et voix de
femmes. Certains artistes
masculins vont en effet mettre
en mots ce registre et
rencontrer un court succès de
cabaret. On pense en particulier
à Gaston Couté. Mais ce sont des
artiste féminines qui vont plus
tard, avec des mots d’emprunts,
sur de plus vastes scènes, faire
résonner cette épreuve
existentielle de l’inexorable,
dans leur voix. On pense à
Fréhel, voix de la mélancolie
sans retour, à Damia, voix de la
stylisation narrative et
scénique du mal être, à Piaf,
voix chamanique, mystique de
l’amour toujours déjà perdu.
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Avant on écoutait les chansons, avec
elles les chansons feront pleurer,
déclare Aznavour à propos de cette
nouvelle expérience communielle. Ce
n’est qu’un témoignage[18] mais c’est
aussi un indice fort dans la mutation
des façons d’écouter la chanson, à
travers un pathétique du dire et de la
vocalité entrelacées. Cette chanson de
la centralité de la voix expressive et
personnalisée met également un point
d’orgue au processus d’apparition de la
chanson comme œuvre originale.
La question de « l’original » est
toujours épineuse en matière d’art. La
reconnaissance de la signature de la
composition (paroles et musique) était
chose faite, restait à discriminer
l’originalité de l’œuvre vocale. Ce qui
se réalisera via ces femmes-sujets de
voix, surpassant la simple appellation
de « chanteuses ». On sait que Barbara
affirmait n’être pas une chanteuse mais
une femme qui chante. Ses devancières
s’appelaient Berthe, Billie, Marguerite,
Louise-Marie, Yvonne, Edith[19]. |
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Écrire une voix |
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Une fois posée cette centralité
historique de la voix dans la chanson,
la question de son écriture, de son mode
d’exposition dans le texte reste
entière. De plus, définir un pôle
d’attention sur la vocalité ne donne pas
ipso facto les clefs de son écoute la
plus pertinente sur le plan heuristique.
En ce qui concerne Piaf ˗ puisque c’est
avec elle que j’ai tenté l’aventure˗ le
principal obstacle c’est peut-être
l’extrême familiarité où nous sommes
quant à la reconnaissance immédiate de
ce grain, de ces airs bien connus avec
souvenir même de quelques paroles de ces
refrains. En effet c’est tout l’intérêt
sociologique d’une telle figure
populaire qui traverse tout le siècle,
mais pour qui il est impossible
d’avancer dans l’étonnement d’une
première écoute.
On l’entend sur fond d’imaginaire saturé
d’habitudes, de récits, de fables
préexistantes. Ce qui est vrai de toute
écoute peut-être l’est de façon
particulièrement frappante dans son cas.
Même si j’ai cherché ˗ par ruses
méthodiques ˗ à réinventer une écoute
partiellement dépouillée d’un préconçu.
Et même si j’oserai dire qu’elle m’a
beaucoup aidée par un renouvellement
subit de l’émotion à l’entendre[20], par
les synergies provoquées par son écoute
partagée[21]. Ce tendrait à suggérer à
son propos l’idée d’une confrontation
permanente entre voix toujours déjà
connue et voix toujours inouïe et à
proposer l’apostrophe du poète : |
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Pour la première fois ta bouche
Pour la première fois ta voix
D’une aile à la cime des bois
L’arbre frémit jusqu’à la souche
C’est toujours la première fois
Quand ta robe en passant me touche |
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Qu’est-ce qu’écrire une voix ? Comment
écrire une voix ? Entre graphein, ce
geste d’inscription peinte, gravée,
tatouée et le geste vocal fluide dans le
vague de l’air, l’incompatibilité semble
à son comble. Cette incompatibilité nous
en avons plusieurs indices. Toutes les
disciplines peu nombreuses qui tendent à
retranscrire les voix les soumettent à
la raison et à la représentation
graphiques, les fragmentent en unités
d’accentuations phonétiques, les
réduisent à l’abstraction de la mesure,
de l’équation, à l’épure du tableau
bidimensionnel, aux données du
sonagramme figurant la vibration du son
fondamental et des harmoniques. Tout se
passe comme si aussitôt captée, la voix
devait s’effacer. Si la panoplie des
graphes est infidèle à la voix, dans
l’impossibilité d’en donner les rumeurs
expressives de toute façon, que peut le
texte littéraire ?
Elle est bien sûr confrontée à
l’encerclement des métaphores visuelles
puisque nombre de nos notions et
concepts sont rattachés au corps-regard
comme le signalions précédemment. Pour
la voix, on parle fréquemment de
couleur, de paysage, d’ornements, de
profondeur, de hauteur, d’ambitus (lat.
pourtour), de strates : images de
peintre, d’architecte, de géographe.
Mais on parle aussi de rythme, de
tessiture, de timbre, de grain,
d’âpreté, de légèreté, de souffle, de
murmure, de voix d’or et de velours :
images parfois plus sonores et mêlant
surtout perceptions auditives et
tactiles. Au final les métaphores les
plus usuelles de la voix nous renvoie à
un registre kinesthésique engageant
sensations croisées de l’œil, de l’ouïe,
de la peau. C’est sans doute une chance
qui s’offre pour accéder au verbe de la
voix, même si elle reste bien cette part
de l’autre qui échappe à toute saisie
tout comme son visage échappe à tout
instantané photographique malgré
l’illusion de la capture. |
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L’Auralité d’une signifiance
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On sait que Piaf a suscité de nombreuses
publications, surtout des biographies,
comme si écrire sur elle, c’était
nécessairement décrire son parcours qui
se prête si bien, il est vrai, à la
structure narrative : l’enfance
vagabonde, les amours multiples, les
accidents, l’ascension, la chute, la vie
hors norme en tout domaine et le
romanesque qu’elle sut elle-même y
ajouter grâce à deux mythèmes très
forts : le miracle et l’abandon
originels.
Mettre son chant au cœur du texte était
un tout autre projet. Toutefois si j’ai
intitulé ce passage « Ecrire une voix »
et non pas « Ecrire la voix », c’est
qu’à chaque fois l’épreuve est
singulière ; je vais m’attacher à
relever ce qui dans la voix de Piaf m’a
aidé à la mener vers l’inscription
textuelle. La première chose qui
s’impose en l’écoutant c’est sa
conviction vocale, terme qui relève
plutôt de l’art oratoire. Et cela n’est
pas innocent car il me semble que si
l’on va toujours parler de Piaf comme
‘The Voice’ de son époque et même
au-delà, précisément elle ne l’est pas !
au sens où auralité (d’Auris, l’oreille)
et oralité (langage audible) ne sont pas
dissociables dans son cas. La rage de
chanter de Piaf, c’est la rage de porter
haut aussi bien des paroles, des récits
que des mélodies. Elle est femme d’un
répertoire dont elle gardera malgré les
mutations qui s’imposèrent, les
tonalités fondamentales de plaisir et
douleur tout au long de sa carrière. Un
répertoire qui s’inscrit dans un
tournant culturel des voix populaires :
la venue à maturité d’un besoin de
signifier l’être intime, trop humain,
toujours nostalgique, toujours tragique.
Et l’on retrouve l’idée qu’étudier la
chanson, c’est l’étudier en situation
spécifique d’échange. La mobilité des
situations modulant la variabilité de
ses fonctions sociales et subjectives.
Je fais l’hypothèse que c’est sur ce
refoulement de la parole de l’intime
tourment (fureur d’aimer ou ruines du
cœur), sur ce manque, ce désir de
toucher l’ineffable et transgressant le
silence affectif, point d’honneur de
l’ethos des familles ouvrières et
populaires que ces chansons vont pouvoir
finalement passer la rampe. Car si
chanter c’est « dire sans dire » on
pourra alors à travers elles enfin
entendre aussi bien les ivresses, les
tortures d’Eros, que les frissons de la
solitude, de l’absence que les clameurs
vives, les clameurs sourdes du corps
dansant sur le fil du temps. Cette
vacance de la parole, division des rôles
faisant loi, c’est la voix des femmes
qui la troue, la porte et la transcende
à la fois.
Je fais l’hypothèse que c’est sur ce
refoulement de la parole de l’intime
tourment (fureur d’aimer ou ruines du
cœur), sur ce manque, ce désir de
toucher l’ineffable et transgressant le
silence affectif, point d’honneur de
l’ethos des familles ouvrières et
populaires que ces chansons vont pouvoir
finalement passer la rampe. Car si
chanter c’est « dire sans dire » on
pourra alors à travers elles enfin
entendre aussi bien les ivresses, les
tortures d’Eros, que les frissons de la
solitude, de l’absence que les clameurs
vives, les clameurs sourdes du corps
dansant sur le fil du temps. Cette
vacance de la parole, division des rôles
faisant loi, c’est la voix des femmes
qui la troue, la porte et la transcende
à la fois.
On constate donc que Piaf est bien dans
cette filiation d’un dire spécifique de
la voix[22] prenant en charge
l’indicible des spectateurs et
auditeurs. Elle-même témoignera de
l’épuisement où la tient cet accueil des
espoirs, des chagrins diffus de la
salle. Tout artiste qui s’expose est
sacrificiel, Piaf le sera à l’extrême.
Il y a peu de documents ˗ quelques mots,
quelques photos seulement ˗ sur son état
de dévastation après un tour de chant
bien avant la dégradation de sa santé et
sa « tournée-suicide » pour reprendre le
terme journalistique. Une lettre de Jean
Cocteau le dit avec élégance : « Ils
sont innombrables ceux que tu soignes en
ne te soignant pas » pour lui souhaiter
une bonne année 1963[23].
S’il s’agit d’écouter une
signifiance[24], on comprend que cela
soit éventuellement plus aisé à mettre
en texte. Pourtant l’intérêt croissant
des collègues de Lettres pour la chanson
ne les a pas conduit sur le chemin de
Piaf, mais vers Trenet, Brassens, Brel,
Ferré plus rarement Barbara, plus
récemment Allain Leprest, Juliette
Noureddine ˗ on pourrait ajouter Vincent
Delerme, Dominique A., autrement dit
vers des auteurs compositeurs
interprètes ˗ autre caractéristique de
la chanson française ˗ dont les textes
ont déjà quelque connivence avec
métaphores, stylistiques, versification
et tropes de la littérature. Brassens
est sans doute de ce point de
vue l’exemple le plus frappant et le
plus choyé. |
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Á double entente
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J’évoquais des ruses méthodiques pour
désapprendre la familiarité de la voix
de Piaf. En fait je ne les jamais pensé
come des « ruses » et j’ai d’ailleurs du
mal a postériori à faire le chemin
inverse de la façon dont j’ai procédé.
En fait j’ai avancé à l’intuition et au
fur et à mesure des obstacles, je me
suis demandé comment les contourner ou
comment y faire face. Je peux tout de
même dire que je n’ai pas commencé par
écouter systématiquement Piaf. Au
contraire, étant dans une perspective
d’analyse comparée des voix de femmes de
cette époque (20-60), j’ai donc essayé
d’écouter un maximum de chansons de ce
temps-là, des voix d’hommes également,
des sélections par interprètes, par
années aussi pour ce qui est des grandes
scansions de l’entre-deux guerres. Et
cela pour resituer ma propre étude dans
le panorama plus vaste des chansons
produites, évitant ainsi peut-être de
m’illusionner sur la portée de ma propre
focalisation. Mais aussi pour mettre les
chansons dans un environnement de faits
d’une autre nature. Cette écoute élargie
m’a d’ailleurs réappris l’importance de
l’histoire quelque fois à une année
près, pour le corpus des chansons de
l’Occupation par exemple, période où le
swing gagne toute la chanson d’ailleurs.
Piaf elle-même.
Cette écoute gardait l’avantage de
l’écart à la diction, au phrasé, à la
décentration vocale des chansons
d’aujourd’hui. Même familières ces voix
gardaient une part d’étrangeté favorable
à la sensibilité étonnée de l’oreille.
Je n’étais certes pas dans la situation
de l’anthropologue qui ne s’occupe que
des voix lointaines, celles des rituels
de la transe, celles des esprits …
restait tout de même une sorte
d’éloignement par rapport aux contours
musicaux et à ce que les chansons du
moment donnent à voir (les clips par
exemple) ou/ et à entendre (idéal de la
non-voix, complexification des mixages,
impérialisme du rythme, brouillage de la
diction).
Je trouvais un écart « naturel » que
j’allais chercher plus ou moins
consciemment à accentuer lorsque je me
centrais sur Piaf. Pour ce faire je me
concentrais sur la mutation de sa voix
(voix des premiers enregistrements
(1935), pleine de connivence avec son
interlocuteur, une voix à la Fréhel et
voix au positionnement spécifique très
vite acquis dès 1936 ; Le passage de Mon
Apéro par exemple aux chansons d’Asso
Mon légionnaire (1937) est saisissant
pour la métamorphose accomplie. Je me
concentrais sur une pluralité
d’enregistrements pour une même chanson.
L’occasion du quarantième anniversaire
de sa mort offrit une édition
remarquable sur ce plan.
Toutes les inflexions, décalages dans
l’écoute ont quelque peu délié mon
audition ; ils ont également apprivoisé
ma crainte de mettre des mots sur ces
voix. D’autre part la voix de Piaf se
prête partiellement à l’écrit dans la
mesure où elle traversée d’événements
permettant de l’approcher par tissage
historiographique : |
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- Elle est
voix de rue parmi d’autres. |
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- Elle est
passage du phénomène vocal à
l’élaboration de l’interprète.
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- Elle est
genèse de la vedette de l’ABC au
succès new-yorkais. |
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|
- Elle
transporte les extases et
déchirures de sa trajectoire
dans son chant. Car s’il ne
s’agit pas de rechercher un lien
direct entre son existence et
ses chansons qui n’en seraient
que le miroir, le lien chez elle
entre voix et vie, entre chants
et moments biographiques
marquants est toutefois
fondateur de son art. Je pense
en particulier à sa croyance
religieuse qui est fortement
présente dans sa passion vocale
et dans sa figure iconique qui
relève autant de Cosette que de
Marie Madeleine et du Christ à
la fois. |
|
|
|
- Elle se
situe aussi comme je l’ai
développé à des tournants
décisifs dans l’histoire de la
chanson française et notamment
dans un tournant sur lequel je
n’ai pas encore insisté : celui
de la chanson médiate. Fréhel,
Marie Dubas tenaient leur public
en émoi dans le face à face de
la prestation. Damia invente
outre la robe noire et le halo
de lumière ˗ qui la dessine en
un écrin ˗ cette mobilisation
faciale de la moindre nuance de
l’énoncé. Toutes ont un ardent
besoin de cette coprésence pour
communiquer. Damia notamment
nous entraîne dans une nouvelle
étape touchant à l’espace visuel
de la chanson ; elle en accélère
la pertinence. Mais les unes et
les autres sont à âges
différents, contemporaines des
progrès de l’enregistrement
discographique et radiophonique
susceptibles d’accroître en
extension du moins la portée des
chansons... Or Dubas, Fréhel,
Damia, Yvonne Georg etc ... ne
seront pas à l’aise dans
l’exercice. Piaf est la
première de cette veine
d’interprète à faire passer
autant de nuances et de
pathétique dans sa voix dans la
situation hors public que dans
la situation de scène. Celle qui
portera à son acmé le soin du
geste, le soin de la traduction
scénique de son chant (Fréhel
n’est pas du tout dans cette
logique) est aussi celle qui
sans l’aide du voir de la voix
parviendra à imposer l’intensité
d’une présence. |
|
|
|
- Elle est
aussi le passage de l’icône
vivante à l’icône patrimoniale,
devenue pour toute chanteuse
jugée sur son grain et timbre,
la voix référentielle. Malgré
les affirmations de Belleret,
ceci est très vérifiable. |
|
|
Mais elle n’est pas seulement
historiographique, elle est aussi
inspiratrice ; son « charme » n’a pas
seulement des antériorités qui
permettent le restituer dans le cadre du
possible, il a également des
prolongements dans des arts
contemporains hors domaine de la chanson
(scènes théâtrales, œuvres
plasticiennes)[25]. A double entente
ai-je titré parce que si tous les
aspects et embrasements de son grain de
voix restent à l’enregistrement audio,
conférant à la chanson médiate la même
puissance communielle, les documents
audio-visuels nous donnent aussi
beaucoup à lire sur le langage scénique
de l’artiste. Pendant longtemps je
n’avais même pas songé à analyser la
gestuelle de Piaf, regardant presque
distraitement ces enregistrements
filmés.
Puis prenant conscience progressive de
la place de cet écouter-voir (premier
choc avec Damia, dans les
Naufragés[26]), de ce théâtre de la voix
dans la chanson, prenant aussi
conscience de la force de ce paralangage
de l’incantation se réverbérant sur le
visage, dans le mouvement des mains,
dans les postures d’adresse à
l’interlocuteur chez Piaf, j’ai décidé
de considérer ces documents
audio-visuels comme corpus et objets de
travail. Cette mystique incarnée du
chant, il fallait l’écouter, il fallait
la voir. Et en découpant, regroupant les
séquences gestuelles (travail de
bénédictin !) c’est aussi à une autre
écoute de ses chansons que je me
livrais. Bref ainsi s’improvisait au fur
et à mesure des problématiques
développées, de la découverte de mise en
rapport inattendues, une méthode de va
et vient entre l’audible et le lisible.
Et bien sûr ce travail sur le lisible de
la traduction scénique a conforté mon
audace à fixer en un texte la chanson de
cette passionaria de l’interprétation.
La voix est aussi un geste spécifique
parmi les gestes, il occupe un autre
espace acoustique, invisible mais sa
corporéité le renvoie au regard ; ainsi
il entre plus aisément dans la raison
graphique. |
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Dans le grenier de mon âme
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Stéphane Hirschi parle de la chanson à
visée esthétique, celle qui naît quand
la chanson naît comme art autonomisé,
comme art du temps compté, comme
structure d’agonie et en tant que telle
comme expérience métaphysique. Le chant
de Piaf (et de ses devancières aussi)
étonne encore car il garde un sens
oublié du tragique ; de plus il en
contient l’empreinte audible (R roulé,
traces de gorge, irrégularités du
glissando, aspérité des attaques,
failles, primauté du registre sur
l’ambitus : ensemble de « punctum » à
l’inverse de tous les lissages des
performances en vogue). Par ces indices
corporels d’une mise à nu de
l’essentiel, le chant de Piaf donne à
entendre et à voir l’être-pour la mort
dont parle Heidegger. Art brut car
viscéral, art travaillé par
acculturation incessante, la chanson de
Piaf est un art ontologique ce qui la
rend propice à une mise en écriture. |
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NOTES |
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[1]-
Texte intégral de la
communication réalisée à l’INHA,
salle Vasari, Juillet 2015.
[2]Stéphane Hirschi, Chanson,
l’art de fixer l’air du temps,
Les belles Lettres, Presses
universitaires de Valenciennes,
2008.
[3] Comme lorsqu’il s’agit
du dit Art brut, plus récemment
nommé Art médiumnique (Laurent
Danchin)
[4] Appel à contribution de
Juin 2015
[5] A l’exception d’un de
mes doctorants qui se hasarda
une fois à lancer son groupe
d’étudiants dans une observation
« les yeux fermés ». Il ne put
pas réitérer l’exercice.
[6] Autrement dit plus
attentif au tact, au toucher des
résonnances.
[7]Evans Pritchard,
Sorcelleries, oracles chez les
Azandé (société Zandé du Soudan
méridional, thèse en 1937)
[8]Michel de Certeau, L’écriture
de l’histoire, Gallimard, 1975
[9] Roman Jakobson, Six
leçons sur le son et le sens,
Minuit 1976 ; Célestin Deliège
sur la conjonction
Debussy-Baudelaire
dans Invention musicale et
idéologies, Bourgois, 1986 ;
[10] De nombreuses
définitions de la chanson
française (non identifiée à un
folklore local et une langue
dialectale) vont la caractériser
par son lien aux formes
classiques de la mélodie
française. Jeff Cohen dans un
entretien in revue BNF 16,
2004parle de la chanson
française comme forme musicale
irréductible musicalement liée
au sérieux du modèle classique
et dont la ligne d’ensemble est
toujours subordonnée à
l’intelligibilité du texte. Ce
trait confère à la mélodie une
allure rectiligne et à la
structure harmonique, un aspect
minimaliste si l’on s’en tient
aux seules caractéristiques
musicologiques. Il prend pour
exemple de grandes
chansons : Avec le temps de
Ferré et Ne me quitte pas de
Brel.
[11] Bruno
Nettl, « De quelques méthodes
linguistiques appliquées à
l’analyse musicale » in Musique
en jeu, n°17, 1971
[12] Même si la chanson
célébra si bien les territoires,
les villes, les contours et
décors d’un lieu : Paris,
Toulouse, Nantes, La Loire, La
Seine, Les Marquises etc …
[13] Stéphane Hirschi parle
d’un art de l’air du temps.
[14] Cela se présente comme
un classement de registre
souhaité pour l’air désigné
(voix grave, voix haute, aigue,
voix d’homme/de femme) au regard
des indications retrouvées dans
les travaux des érudits locaux
sur les chants de métiers de
bords de fleuves et de rives
portuaires.
[15] Limité mais toutefois
nombreux. On recense 2000
timbres au XIXème.
[[16] Dès
le milieu du XVème et maintien
jusquà nos jours, malgré le
poids de l’art conceptuel et de
l’idéologie active de la
défiguration.
[17] Tzvetan Todorov, Éloge
de l’individu, Essai sur la
peinture flamande de la
Renaissance, Paris, Adam Biro,
2001 ; Bernard Foccroulle, Roland
Legros, Tzvetan Todorov, La
naissance de l’individu dans
l’art, Paris, Grasset, 2005.
[18] « J’avais 9 ans, quand elle
disparaissait. Et pourtant, j'ai
toujours les larmes aux yeux,
quand j'écoute ses succès si
vrais, allant jusqu'au plus
profond de moi », déclare
Béatrice K. interviewée lors du
cinquantenaire de sa mort
(source Le figaro Piaf- Cocteau)
[19] Berthe Sylva,
Marguerite Boulc’h, Louise-
Marie Damien, Yvonne Georg
(célébrée par Robert Desnos).
[20] Expérience des larmes
soudaines en écoutant Non je ne
regrette rien après des mois de
travail, de reprises de
documents audio et audio-visuels
[21] L’expérience à
l’université du temps libre à
Saint Brieuc ; celle des
étudiantes chinoises et
coréennes lors de mon cours.
[22] Même si ces registres
de passion et de compassion à
dimension plus confidentielle,
plus lyriques ont eux aussi
leurs ancêtres qui s’appellent
complaintes et romances des rues
très implantés dès le
XVIIIème.
[23] Source Le figaro Piaf-
Cocteau, cinquantenaire de leur
mort en 2013 [24] On entend
souvent dire qu’elle n’était que
sa voix, au sens quasi
physiologique, qu’elle aura pu
chanter le bottin et qu’elle
aurait atteint son public de la
même façon. Je ne le pense pas
du tout.
[25] Piaf, l’être
intime avec Clotilde Courau,
2014.
[26] Un article, La voix et
son document, publié dans OPUS,
Revue de sociologie de l’art.
Joëlle DENIOT Professeur de
Sociologie à l'Université de
Nantes, membre nommée du CNU.
Droits de reproduction et de
diffusion réservés © |
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